On n’en finira donc jamais de découvrir les trésors du cinéma japonais, une luxuriante forêt cachée par les trois baobabs, Mizoguchi, Ozu, Kurosawa. Alors que Takeshi Kitano surgit sur nos écrans, une collection vidéo déterre deux perles noires de Kon Ichikawa : La Harpe de Birmanie et Feux dans la plaine qui, visiblement, ont laissé […]
On n’en finira donc jamais de découvrir les trésors du cinéma japonais, une luxuriante forêt cachée par les trois baobabs, Mizoguchi, Ozu, Kurosawa. Alors que Takeshi Kitano surgit sur nos écrans, une collection vidéo déterre deux perles noires de Kon Ichikawa : La Harpe de Birmanie et Feux dans la plaine qui, visiblement, ont laissé des traces chez Fuller et Cimino.
Périodiquement nous est donnée l’occasion de déblayer le vaste champ du cinéma japonais au-delà du triangle classique Mizozukuro et de la doublette moderne Oshimamura. Récemment, on a ainsi redécouvert Naruse et les festivals organisés par Jean-Pierre Jackson ont dévoilé des pépites enfouies de Honda ou Masumura. Maintenant, on peut trouver dans toute bonne centrale d’achat les cassettes de deux films magnifiques de l’inégal Kon Ichikawa.
Né en 1915, devenu assistant dans les années 30, puis réalisateur en tournant son premier film en 44, Ichikawa s’est d’abord spécialisé dans le mélodrame et la comédie adaptée de bandes dessinées populaires, qui l’ont étiqueté comme un Frank Capra japonais. Rien qui ne laissait présager deux impitoyables chroniques de guerre.
La Harpe de Birmanie (1956) et Feux dans la plaine (1959) forment une sorte de diptyque sur la fin de la Seconde Guerre mondiale vue par les soldats d’une armée japonaise en déroute : le point de vue d’un pays vaincu, d’une jeunesse envoyée à la boucherie par ses aînés, d’un peuple trahi par ses dirigeants une vision assez désespérée de l’horreur et de l’absurdité de la guerre. Plus de dix ans après les faits, Ichikawa n’arrivait visiblement pas à digérer cet épisode sombre de l’histoire du Japon. Là où Ozu laissait entrevoir les conséquences de la guerre sur la psyché d’un pays en filmant le Japon contemporain des années 50, Ichikawa restait scotché sur ces dernières semaines d’agonie de 1945, comme une scène originelle d’où découlerait le malaise de la société japonaise dans les années à suivre. Les films d’Ozu commencent là où se terminent ceux d’Ichikawa.
La Harpe de Birmanie raconte l’histoire d’un bataillon japonais qui rend les armes aux Anglais et rejoint un camp de prisonniers en Birmanie. La mascotte de la troupe est le soldat mélomane Mizushima, dont les airs de harpe ont souvent donné courage à ses collègues, exténués par la guerre et la nostalgie du pays. Mizushima est désigné pour une dernière mission : négocier avec une unité japonaise retranchée dans la montagne pour l’amener à la reddition. Mais, par patriotisme entêté, l’unité refuse de se rendre. Résultat, un carnage. Dès le début du film, Ichikawa pose ainsi quelques questions éternelles et essentielles. Quelles sont les limites du patriotisme ? Un pays, une idéologie méritent-ils qu’on aille se faire étriper ? Vaut-il mieux crever inutilement mais la tête haute, ou survivre profil bas ? Mizushima échappe de peu à la mort et se fait recueillir par un bonze de la montagne. Guéri, il part rejoindre ses compagnons au camp de prisonniers mais, en chemin, découvre des charniers à ciel ouvert de soldats japonais. Cette vision agira comme un révélateur, à l’image de la gifle reçue par les troupes alliées lorqu’elles découvrirent les camps nazis. Mizushima se fait moine bouddhiste et, tel un personnage de Desplechin, décide de consacrer sa vie à enterrer tous ces morts et à honorer leur mémoire. Ses camarades feront tout pour le retrouver et le ramener au Japon, mais Mizushima restera inflexible : bien que tenté de retrouver sa famille et ses proches, il refusera de retourner dans un pays qui laisse sa jeunesse pourrir dans les marais boueux de Birmanie, vers une civilisation qui lui apparaît désormais comme cruelle, absurde et incompréhensible. Vers la fin du film, à la veille d’embarquer sur le bateau du retour, les prisonniers rêvent de leurs retrouvailles avec le Japon. L’un ira au cinéma et mangera une crème glacée ; un autre se prend de nostalgie pour le ronronnement des machines de son usine ; un troisième se demande si son quartier aura changé… Loin de ces trivialités, Mizushima a choisi de regarder vers le ciel, empruntant le chemin d’un patriotisme plus altruiste et spirituel. Ichikawa laisse entrevoir un rai de lumière au bout du souterrain. La lumière et l’ombre, le cinéaste en joue admirablement pour transmettre les multiples dualités morales et spirituelles de ses personnages : visages striés ou masqués par l’obscurité, contraste entre l’agitation des soldats et la sérénité du temple bouddhiste, entre les beautés de la nature et la violence des hommes. En donnant la part belle aux éléments la montagne, les rivières, la pluie, les nuages, le vent dans les arbres , Ichikawa compose un chant du monde, une cosmogonie qui rend les actes des hommes encore plus dérisoires. Par son lyrisme panthéiste et certains de ses thèmes, La Harpe de Birmanie qui, malgré ses beautés, déçoit un poil par certaines redondances en regard de sa réputation exceptionnelle préfigure un futur chef-d’oeuvre américain : le Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino.
Si, dans La Harpe de Birmanie, le bouddhisme représente une voie possible pour panser les blessures de la guerre, il n’en reste qu’un triste lambeau dans l’extraordinaire Feux dans la plaine : un soldat paumé et solitaire, pathétique roi Lear en guenilles qui invoque Bouddha du haut d’une colline pelée et battue par le vent. C’est que, dans Feux dans la plaine, il n’y a plus de place pour une quelconque rédemption, pas le moindre interstice pour l’esquisse d’un salut : une vision d’une noirceur, d’une cruauté, d’un pessimisme renversants. Le point de départ est le même que dans La Harpe : la débandade de l’armée impériale cette fois dans la gadoue et la jungle humide des Philippines. Ichikawa s’attache à la destinée du soldat Tamura, atteint de tuberculose et, de ce fait, exclu de partout : trop contagieux pour rester avec sa troupe, pas assez malade pour être admis à crever dans une infirmerie militaire. Tamura se retrouve donc à errer dans le paysage dévasté de la guerre, croisant des soldats en loques, des bataillons démembrés, quelques indigènes terrorisés, des tanks américains et beaucoup de cadavres. Dans La Harpe, les horreurs de la guerre étaient « adoucies » par un sentiment de camaraderie entre les soldats, une attention aux éléments, le destin transcendantal de Mizushima, une certaine douceur élégiaque qui infusait la tonalité générale du film. Plus la moindre lueur dans Feux dans la plaine : la barbarie hallucinée de la guerre, la lutte extrême pour la survie, l’enfer sans rémission. Au milieu d’une nature cette fois hostile forêts boueuses, villages fantômes, collines arides et désertiques , les troufions affamés bouffent de l’herbe, du sel ou des sangsues, piquent les chaussures ou les maigres réserves de leur copain qui vient de tomber, jusqu’à finir cannibales s’entre-dévorant : « La cuisse du lieutenant, tu la veux bouillie ou grillée ? » Reviennent là en mémoire les récits de Primo Levi décrivant des déportés qui se déchiraient pour un quignon de pain rassis ou le début de Maus, quand le père d’Art Spiegelman dit à son fils : « Tes amis ? Enferme-les pendant une semaine dans une même pièce sans manger et là, tu verras ce que signifie le mot ami. » Ichikawa filme l’effet extrême de la guerre, le recul de la Loi et de la civilisation, l’homme qui perd sa part d’humanité, la régression vers le bestial, le retour à l’état sauvage. Un état dont on ne revient pas et où Bouddha lui-même ne peut plus rien. Ichikawa scrute cette zone où le Japon s’est perdu avec toutes les ressources du Cinémascope et du noir et blanc, une maîtrise de ses moyens esthétiques encore plus affirmée que dans La Harpe. Son sens du détail cruel (Tamura empale un chien à sa baïonnette, hors champ certes, mais on voit le sang du cabot lui gicler au visage), ses fulgurances baroques (une nuée de corbeaux noirâtres sur le clocher d’un village dévasté), son inspiration constante (un bataillon se replie d’une démarche qui rappelle les morts vivants de Romero) font d’Ichikawa une sorte de parent oriental d’un autre grand cinéaste de la guerre, le Samuel Fuller de Steel helmet ou The Big red one.
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