Film fétiche pour beaucoup, La Nuit du chasseur est cette borne originelle du cinéma américain, ce récit de tous les commencements, cette histoire de père et d’enfance qui ne peut être que le trésor de tout ciné-fils. Revoir l’unique film réalisé par Charles Laughton, c’est aussi se souvenir de Robert Mitchum en révérend Powell, de cette incarnation de la fatigue et de la nonchalance.
Lorsqu’il s’est agi de désigner dans le patrimoine américain notre film de chevet, c’est-à-dire le film qui nous veille véritablement, l’accord s’est fait immédiatement sur le secret cinéphilique le mieux partagé. Car La Nuit du chasseur est le plus aimé des films maudits et le récit de tous les commencements : la genèse du monde et de ses créatures, l’accession au verbe, les origines du cinéma. On y apprend que le père bienveillant cache toujours un père maléfique et que c’est justement lui qu’il faut reconnaître. On s’y initie à la parole, celle qu’on donne, celle qu’on tient, celle qu’on conquiert. Mythe cosmique et conte moral, où s’affrontent un ogre et une fée, mais où amour et haine sont les deux mains d’un même corps. Fait divers gothique et pastoral où un assassin illuminé, faux prophète mais vrai prêcheur, sacrifie de riches veuves à la plus grande gloire de Dieu mais se heurte à l’orphelin.
Ces variations sur la Bible et Mark Twain viennent du beau roman de Davis Grubb, mais seul le film pouvait incarner en Mitchum la séduction du Mal, ou restituer cette perception enfantine du monde qui dilate le temps et diffracte l’espace en autant de visions, avec pour seul bagage un étonnement renouvelé. L’enfant projette ses terreurs en un théâtre d’ombres, pour les rejouer et s’en jouer. Du coup, il donne accès à un monde inouï. Le spectateur du muet passait le pont de Nosferatu, celui du parlant aura remonté le fleuve de La Nuit du chasseur. C’est de là que datent nos enfances. Et pour une fois, le nous n’est pas usurpé, et pour une fois il serait si simple de dire je. Sauf que cette intimité-là est peut-être le fleuve où s’est baigné tout cinéphile ; toujours la même, toujours unique. Une de ces rares oeuvres dont la découverte date une vie, et qui en même temps appelle au partage. Vertigo est aussi le plus beau des films mais, dans la biographie imaginaire du spectateur, La Nuit du chasseur est forcément le premier.
Voici le film des ciné-fils et des passeurs, celui de Daney bien sûr, celui de Labarthe bien seul en son temps. Et son pouvoir de sidération ne cesse de croître, de plus en plus crucial, de plus en plus inactuel. Cet archaïsme-là est inaccessible. Nouveau paradoxe de ce film lancinant : aucun cinéaste ne pense à le décliner comme on est tenté de le faire pour d’autres, pour Hitchcock, Hawks, Ford parfois. Les films ne le citent guère, ou en en parodiant la phraséologie la plus superficielle ainsi Spike Lee, dans Do the right thing, reprend-il le sermon des deux mains en remplaçant les tatouages LOVE/HATE par de grosses bagues en or, pour un résultat d’un comique assez inoffensif. Ou alors c’est qu’ils puisent aux mêmes sources, celles de la pastorale américaine et de ses dévoiements gothiques. De ce point de vue, les échos dissonants de la nursery rhyme s’entendent aussi bien dans L’Autre de Mulligan que dans Stand by me (du temps où Rob Reiner avait du talent). Parfois encore, c’est une lumière (Boy meets girl), parfois c’est un bestiaire (Les Moissons du ciel de Terrence Malick). Et parfois, ce n’est qu’une communauté d’origine : ce scénario psychanalytique aveuglant, il est inévitable de le retrouver dans toutes ses variantes, du Lieu du crime de Téchiné à Fanny et Alexandre qui peut-être déjà cheminent dans quelques mémoires d’enfants comme John et Pearl dans la nôtre.
Il s’agit pourtant moins d’héritage que de connivence. De même qu’en 1955 le Moonfleet de Lang racontait une histoire du même ordre, il n’est pas besoin d’avoir vu le film pour en retrouver la règle : ainsi Lynch en ravivait-il sans le savoir l’iconographie dans Elephant man (versant maternel) et les errances paternelles dans quelques fulgurances de Blue velvet. La même année, Dennis Hopper prouvait ses affinités avec le révérend Powell dans le méconnu et très dérangeant The River’s edge de Tim Hunter, qui parlait de ces enfants perdus d’être restés sur la berge. Des Powell possibles, il y en aura eu quelques autres : James Mason dans Derrière le miroir de Nicholas Ray, prêt à sacrifier son fils et déplorant la coupable mansuétude divine envers Abraham (« God was wrong! ») ;
le Nicholson de Shining à la rigueur, honorable croquemitaine. Mais je ne sais ce que vaut la performance de… Richard Chamberlain dans le remake télé du film de Laughton. Il faudrait le voir pour le croire. Car il n’y a eu qu’un révérend Powell, bien sûr. Et le dernier des paradoxes, c’est que la grandeur et la pérennité de Mitchum tiennent aujourd’hui à ce qui fut pour sa carrière un échec trop discret pour être cuisant. S’il s’agit d’associer son nom à un film, à un rôle, ce ne peut être que celui-là alors que pour Stewart, il n’y a que l’embarras du choix.
Non que la filmographie de Mitchum ne comporte pas de chefs-d’oeuvre à commencer par La Griffe du passé ou Angel face. Mais parmi ses succès, on a du mal à trouver le film qui le résumerait, de même qu’il est difficile de dater le déclic qui en fit le chouchou du public d’après-guerre. On pourrait même dire qu’il y a deux Mitchum. Celui qu’on aimait tant, le plus désinvolte des losers, passé à la postérité pour une poignée de films noirs, l’un des trois théoriciens de la grâce masculine au cinéma avec Stan Laurel et Jean-Pierre Léaud et un éloge de la fatigue à lui tout seul. Et il y a celui qu’on aimait haïr, né de Powell, qu’on retrouve dans diverses incarnations et variations : patriarche despotique dans Celui par qui le scandale arrive de Minnelli, psychopathe ludique et libidineux dans le vrai Cape fear, faux prêcheur encore dans Cinq cartes à abattre d’Hathaway. Et même son rôle de frère tyrannique dans Track of the cat de Wellman, pourtant postérieur, semble être une citation du film de Laughton. La star Mitchum, c’était le premier ; le croquemitaine de tous nos rêves, ce sera le second.
Le plus curieux, dans la filmographie de Mitchum, est de traiter La Rivière sans retour et La Nuit du chasseur comme un diptyque, comme l’avers et le revers d’un même mythe. Il est troublant de deviner sous le masque de Powell ce père idéal bien plus idéal que le vrai père de La Nuit du chasseur, joué par le futur Jim Phelps de Mission : impossible ! qu’il personnifie dans le film de Preminger, version heureuse d’une sainte famille en voie de constitution. Dans La Rivière sans retour, c’est ensemble qu’on grandit et qu’on fait son apprentissage, et c’est la mère qu’on adopte le père, lui, a toujours été cet Adam américain d’avant la Chute. Rien de plus américain que cet affranchissement des chaînes et des déchets du passé par l’exposition initiatique à l’espace. La mémoire est exorcisée, la terre est jeune, tout peut recommencer et même commencer. Dans la théologie stoïque de La Nuit du chasseur, le passé se rejoue sans cesse, et il faut faire avec. Et la famille ne tient qu’à une corde.
La dernière fois qu’on aura vu Mitchum, c’était dans Dead man. Et une dernière fois, c’était un patriarche qui surgissait d’entre les plans, une apparition. Et Jim Jarmusch retrouvait bien là quelque chose du film de Laughton et de sa lumière, mais pour une mythologie différente, pessimiste et historicisée. Mitchum, cette fois, c’était la version laïque et datée de Powell, la figure mortifère de l’appropriation capitaliste, un voleur et violeur de terres. Et si le jeune William Blake incarné par Johnny Depp remontait vers l’origine, dans une forêt décharnée, avec pour tout bestiaire quelques humains dégénérés, c’était vers la genèse du continent, vers un Pacifique qui n’était pas dernière mais première frontière, le passage vers un autre vieux monde. Et vers des récits indiens, comme fuite hors du cadastre biblique.
C’est grâce à Wenders, enfin, qu’on a découvert un Mitchum secret : au début des Indomptables de Nicholas Ray, il revient vers une maison et la trouve déserte, inhabitée. Il s’allonge sous l’estrade en planches à la recherche de ses trésors d’enfant… et se fait déloger par le nouveau propriétaire des lieux. La famille n’est plus ici, l’enfance ne reviendra pas. We can’t go home again. A cet instant, Mitchum est comme le petit John qui serait devenu adulte malgré lui. Le Robert Mitchum qui est parti au début de cet été est cet orphelin cachant son spleen. Moins chanceux que nous, qui gardons jalousement nos terreurs. La nuit nous appartient.
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