Auteur du magnifique « La France », Serge Bozon passe à la question cinéphile et dessine en mille et un titres, de films de guerre en films de travestis, un univers ramifié et ultra-référencé. En bonus, 2 extraits de la B.O. du film.
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> ENTRETIEN AVEC SERGE BOZON
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Si vous deviez citer cinq films de guerre…
Serge Bozon > Pour choisir une des références principales de mon film, même si je déteste parler de référence, ce serait Objective : Burma ! [Aventures en Birmanie, 1945] de Raoul Walsh, un sommet qui m’a bouleversé. C’est un film de troupe de guerre itinérante, avec beaucoup de scènes de nuit, un aspect contemplatif mais pas au sens qu’on donne au mot aujourd’hui. Pour moi, le cinéma contemplatif actuel, c’est le cinéma asiatique qui s’intéresse aux notions de déshérence, d’érotisme, de caresse désertique, d’une espèce d’auto-absentement à l’autre etc. J’espère pour ma part ne pas appartenir à cette catégorie post-antonionienne. Mon film est assez contemplatif mais j’espérais être plus dans un rapport à Walsh, qui est un cinéaste très vitaliste, avec énormément d’énergie et de truculence. Objective Burma ! est un film contemplatif mais plus au sens du romantisme allemand, avec son rapport à la forêt et ses mystères qui font naître chez l’homme une solitude inattendue et lyrique.
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Mon deuxième choix se porterait vers Samuel Fuller, que j’adore, avec des œuvres telles que Fixed Bayonets [Baïonettes au canon, 1951], Steel Helmet [J’ai vécu l’enfer de Corée, 1951] ou encore Merrill’s Marauders [1962]. J’aime moins The Big Red One, qui est arrivé trop tard. Il était trop attendu et sans lien avec ce qu’il avait fait précédemment.
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Pour le troisième, je prendrais Ford avec They Were Expendable [Les Sacrifiés, 1945], qui est tout bonnement sublime. C’est un film très étrange, sec et assez dur. Les rôles principaux d’officiers sont tenus par Robert Montgomery et John Wayne. J’avais d’ailleurs entendu dire que Ford torturait Wayne sur le tournage parce qu’il ne s’était pas engagé dans l’armée pour des problèmes de santé. En plus, le film a été tourné en pleine guerre ! Il y a un sentiment chez Ford que je retrouve un peu dans mon film. Beaucoup de gens me pose cette question sur l’antimilitarisme dans La France. Personnellement, je ne fais aucune théorie sur la guerre, sur ce qui est bien ou pas. Dans le film de Ford, il y une lassitude grandissante sur la durée, qui m’a incroyablement marqué, loin du côté « on en a bavé, c’était ignoble… ».
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Sinon, un des autres modèles, pour moi et surtout pour Axelle [Ropert, scénariste du film], serait Un Brave Garçon du cinéaste soviétique Boris Barnet [1943]. On l’a découvert tous les deux au moment de l’écriture du film. J’ai adoré son mélange des tons : film de guerre, comédie musicale, intrigue amoureuse, le tout sur un mode totalement assumé. Il y a dans ce film un personnage de chanteur d’opéra qui, en pleine phase de ralliement, se met à chanter des airs d’opérettes sans aucun complexe. C’est une œuvre folle, de loin ma préférée chez ce cinéaste. Elle provoqua en un sens un point de désaccord avec Axelle. Mods avait ce côté loufoque, avec des purs moments de comédie et on s’était posé la question de la possibilité de faire de La France un film parfois drôle et déstabilisant pour le confort du spectateur. Axelle trouvait cela impossible, vu le sujet, vu la progression dramatique. Elle avait pris comme exemple la séquence où François Négret déclame son monologue sur son radeau qui, effectivement, n’est pas sujet à quelconque plaisanterie. Au tournage, j’étais cependant tenté de garder quelques scènes de pures improvisations où le comique pointait mais j’aurais voulu aller encore plus loin dans le mélange des tons.
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Il y aussi Days of Glory [Jours de gloire, 1944] de Jacques Tourneur, qui n’est pas un film génial mais qui reprend la trame d’une petite troupe militaire perdue dans la Nature.
En revanche, j’aime beaucoup le cinéma de guerre russe : je pense à Deux Combattants [1943] de Loukov, où, par le biais de morceaux chantés, les soldats révèlent chacun leur don caché. Dans le même ordre d’idée, il y aussi ce film de Pyriev, Le Chant de la terre sibérienne [1947]. Il y a une scène de chant dans des ruines, à l’atmosphère slave très appuyée, qui m’a surement influencé pour La France. C’est assez pompier, avec de nombreux travellings, mais j’ai trouvé le film magnifique. On retrouve la même chose avec Les Cosaques du Kouban [1949], où Pyriev emploie une démesure romantique qui, pour ma part, me rappelle Berlioz et emporte totalement le film.
Cinq films de travestissement…
Ni Axelle, ni moi ne voulions nous situer avec La France dans un registre contemporain lié au transgenre, à la culture queer. Il n’y a aucune réflexion sur l’homosexualité dans le film. L’idée du troisième genre ne m’intéressait pas du tout. Mon usage du travestissement est complètement classique. Il se rapproche plus de Fidelio de Beethoven.
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Je commencerais avec I Was a Male War Bride [Allez coucher ailleurs ! 1949], que j’adore. A ce propos, je ne peux pas m’empêcher de penser à ce que disait Rohmer sur Hawks. Fabrice Barbaro, un ami qui jouait dans mon premier film [L’Amitié, 1998], s’était un jour rendu chez Rohmer pour demander une explication sur sa théorie sur Hawks, qu’il ne comprenait pas. Rohmer lui a répondu “Prenez la scène de travestissement dans I Was a Male War Bride, prenez n’importe quelle scène de travestissement chez Billy Wilder et voyez la différence”. C’est très sibyllin mais je pense qu’il voulait dire qu’il y a chez Hawks un grotesque frontal qui ne tombe jamais dans la vulgarité.
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Il y a aussi, toujours chez Hawks, Victor Victoria [1982]. Je l’avais adoré à sa sortie, quand j’étais gamin, mais je ne l’ai pas revu depuis.
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J’aime bien les idées de travestissement dans certains films comme Les Pleins pouvoirs d’Eastwood. Le travestissement prend ici un sens d’escroquerie. Même chez John McTiernan, dont je ne suis pas fou, je trouve qu’il avait réussi toute cette partie du travestissement dans Thomas Crown, qui est un film raté sous bien d’autres aspects. J’aime ces atmosphères de complot et de mensonge, où le travestissement n’a rien de sexuel, certes, mais il possède une puissance romanesque très forte. J’adore aussi Sylvia Scarlett de George Cukor [1936]. Katherine Hepburn a un côté jouvenceau dans ce film, une sorte de sur-sensibilité changeante qu’elle a perdue au fil des âges.
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J’avais découvert, il y a quelques années, un très beau film sri-lankais : Flying with one wing [2004] d’Asoka Handagama. C’est l’histoire d’une femme qui se fait passer pour un homme ; elle a un look de garagiste, on ne douterait même pas que c’est une actrice. Le film est très beau, souvent loufoque, mais le réalisateur a eu beaucoup de mal à réaliser un autre film, à cause de la censure des autorités sri-lankaises.
L’idée du travestissement était une idée d’Axelle à l’origine. Moi, j’étais contre : je pensais qu’une femme pouvait s’incruster dans une troupe avant d’arriver au front et de s’en faire exclure. Mais Axelle me soutenait que, comme chez Fuller, il fallait un paradoxe de départ : la présence d’un intrus. Aujourd’hui, je pense qu’elle a eu mille fois raison : l’idée est plus romanesque, elle crée plus de trouble et induit tout un mystère dans le récit.
Dernière colle : cinq films qui auraient pu s’appeler La France selon les mêmes critères qui vous ont poussé à choisir ce titre…
J’avoue avoir appelé le film comme ça car j’aime les titres simples et percutants – enfin, pas au sens racoleur du terme. Ce qui a motivé mon choix c’est aussi que le nom de la France n’est jamais aussi souvent employé que quand on doit se mobiliser pour la défendre. Je trouve, par conséquent, que ce titre va bien avec le genre du film de guerre. Et du fait que 85 % du film soit tourné en extérieur, le titre désigne aussi ce que l’on voit à l’écran la plupart du temps : des paysages français. Même si mes personnages cherchent constamment à la fuir. J’aimais bien cette idée de mélange entre honneur perdu et la fuite d’un pays sans se retourner.
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Il y a beaucoup de films que je pourrais appeler La France. Il y a des cinéastes qui sont très français, qui ont un enracinement très fort. Je ne pense pas en avoir autant.Je trouve que dans les films de Jean Grémillon, il y a cela, ce caractère très français de terreau, de terre matricielle, je ne sais pas comment le formuler autrement… Pialat contient cela aussi, pour moi. J’aime beaucoup ses films même si je suis rétif au naturalisme et à l’influence qu’il a eue sur certains cinéastes.
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Le danger par rapport à cette question, c’est que je pourrais vous citer un grand nombre de films mais avec des raisons totalement différentes de celles qui m’ont fait choisir ce titre. Par contre, trouver des films que je ne pourrais pas appeler La France, en se basant sur mes critères personnels, ce serait plus facile. Mails là, comme ça, j’avoue que je n’ai rien en tête…[il réfléchit ] En fait, j’ai remarqué que l’on voulait toujours imposer à mes films des étiquettes d’influences françaises. Pour Mods, on invoquait Bresson alors que moi je pensais à Tourneur. Pour La France, on dit encore que c’est bressonien. J’adore Bresson, je n’ai aucun mépris pour son travail mais de là à vampiriser son cinéma… J’ai l’impression que, dès qu’on cherche à faire un film sans beaucoup d’artifices, on est forcément rattaché à un héritage national et au naturalisme et à Bresson. Avec ce film, j’ai essayé de sortir de cette appellation caricaturale, d’excéder les frontières du cinéma français et de m’ouvrir à un imaginaire anglo-saxon, sans pour autant céder à l’imitation ni au maniérisme.
Pour revenir aux films qui auraient pu s’appeler La France…
Ah oui ! Laissez-moi encore quelques secondes…
Tout d’abord, il y a le rapport à la série B : en France, on le retrouve chez Jean-Claude Biette et Pierre Zucca, qui sont deux cinéastes que je vénère. Ils ont beaucoup contribué à ma volonté de faire des films. Quand j’étais encore dans la critique, je savais de manière abstraite que je voulais réaliser, sans savoir quel genre de film faire. C’est ce traitement de la série B par ces deux cinéastes qui m’a décidé. Rouge gorge [1985], par exemple, de Pierre Zucca, porte l’héritage du film de pirates. Chasse gardée [Jean-Claude Biette, 1992], le film noir etc.
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Sinon, pour revenir à cette idée d’univers anglo-saxon dans un film français, je choisirais Touchez pas au grisbi, de Jacques Becker [1954], avec un casting et une intrigue totalement français, dont le résultat évoque une certaine élégance hollywoodienne, qui n’est pas sans me rappeler Hawks. Becker est un cinéaste que j’adore de toute façon.
Je m’écarte un peu de votre question mais cela me fait réfléchir à mon prochain film. Je n’ai encore rien de précis mais j’aimerais, pour mon prochain projet, abandonner tout lyrisme, toute poétique et toucher à une efficacité hawksienne, très sèche et très concise. Un peu comme La Captive aux yeux clairs [1952], qui est pour moi un modèle de déroulement du récit, où celui-ci apparaît très délié.
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Pour mon film, j’avoue avoir eu l’idée, assez casse-gueule il est vrai, de faire peser sur l’intrigue une impression d’étrangeté et de lenteur et, qu’au bout de trois quarts d’heure, l’action devienne plus tendue et tragique. Je ne voulais pas que le spectateur, habitué aux films de guerre, puisse se caviarder au premier quart d’heure avec une débauche de cadavres et de soldats gueulant à la mort ! [rires] Le pari était que, contrairement au film de guerre où l’intensité des combats explose dès le début du film, la violence potentielle et la hantise de la mort soit surprenante pour le spectateur, voire quasi-inexistante.
Il est plutôt étonnant que vous ne citiez pas Melville…
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Peut-être parce que je n’adore pas Melville. Je trouve que l’influence hollywoodienne chez lui est trop…je ne sais pas. J’aime bien les théories de Daney qui associait les idées de morales entre le cinéma de Hawks et de Melville. Je n’ai aucun mépris pour son cinéma mais aucun de ses films ne me bouleverse vraiment. En même temps, je ne les ai pas tous vu. Mais ses derniers, comme Le Samouraï, je n’aime pas du tout. Je trouve cela trop décanté, dans une espèce de zen japonisant, de narcissisme du Mal.
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J’aime assez Le Deuxième Souffle. Mais je trouve que chez Melville, tout cela reste un peu en surface. Ce ne sont pas des films noirs, selon moi. Je trouve que le film noir, bizarrement, est un des genres qui a le plus mal vieilli. J’avais adoré Detour d’Edward G.Ulmer [1945] quand j’étais jeune mais tous ces codes (voix offs, les rues sous la pluie, la femme vénéneuse…) ont moins bien perduré que ceux du western ou de la comédie musicale. Il y a un aspect pré-mythologique, avec une poésie de plus en plus ronronnante, dans le film noir qui ne me bouleverse plus comme avant. Mes genres préférés sont plus le western et le film de guerre. Un ami me disait qu’il fallait se choisir un genre que l’on déteste. Pour lui, c’était le film de combat de coqs [rires]. Pour moi, c’est le genre du sous-marin, je trouve que Fuller [avec Le Démon en eaux troubles, 1954] s’est un peu planté en s’y essayant.
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> EN BONUS, DEUX EXTRAITS DE LA BANDE-SON DU FILM :
L’Allemagne, chanson jouée et chantée live dans le film par les acteurs, ici réenregistrée par Fugu, co-compositeur de la musique originale du film.
Gospel Lane, de Robbie Curtice & Tom Payne, rareté magnifique extraite aux sixties psychédéliques.
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