La Forêt interdite ressort en copie neuve. Ce superbe “western” du bayou témoigne du génie coloriste de Nicholas Ray. Ce film rarement montré accompagne une rétrospective de ce cinéaste des torrents et des courants. Le titre est beau et trompeur. La Forêt interdite (Wind across the Everglades) n’est pas exactement l’histoire d’une transgression. Ce scénario-là, […]
La Forêt interdite ressort en copie neuve. Ce superbe « western » du bayou témoigne du génie coloriste de Nicholas Ray. Ce film rarement montré accompagne une rétrospective de ce cinéaste des torrents et des courants.
Le titre est beau et trompeur. La Forêt interdite (Wind across the Everglades) n’est pas exactement l’histoire d’une transgression. Ce scénario-là, conte de fées cauchemardesque, Ray l’avait traité pour la télévision dans le génial High green wall, d’après Evelyn Waugh, où l’explorateur intrus se retrouvait aux prises avec un Kurtz de l’enfer vert, qui le maintenait captif pour le simple plaisir de l’écouter lire Dickens. La jungle y était prison monolithique et sans issue. Alors qu’ici, le bayou de Floride est on ne peut plus chatoyant, foisonnant. La même année que Party girl, Ray est à l’apogée de son talent de coloriste. Wind across the Everglades est donc à la fois un poème cosmique de la puissance des éléments (le vent) et un documentaire ancré dans le concret de la géographie. C’est un voyage au début du monde et l’album d’un paysagiste. Jamais en l’occurrence l’expression « décor naturel » ne fut aussi justifiée, tant la rutilance des tableaux rejoint par sa stylisation le merveilleux carton-pâte de Johnny Guitare.
Car il ne s’agit que d’un éden fantasmé, d’un sanctuaire à restaurer, puisque déjà confisqué. Les intrus (« Caïn et ses carabines ») sont dans la place, l’ont assujettie à l’appétit des hommes, qui dénaturent ce « pays de conte de fées » en en faisant un objet de spéculation. Pour Murdock (Christopher Plummer), au départ, tout est simple : il s’agit de sauvegarder la faune de Floride, celle qu’avait si bien su saisir dans ses planches colorées le naturaliste Audubon. Plus largement, il voudrait préserver une certaine idée de l’Amérique, une enclave à la Thoreau, une île à la Huck Finn : un paradis sauvage à contempler plutôt qu’à conquérir. C’est oublier que, dans l’histoire américaine, la wilderness n’existe que pour être domptée, de peur de s’y perdre. Le tournant du siècle où se déroule le film est une période de réveil brutal : non seulement l’Amérique se découvre finie, délimitée dans l’espace, mais elle se rend compte avec effarement que ce territoire cadastré est en passe, à force d’exploitation forcenée et cupide, d’épuiser son patrimoine naturel. Sursaut de mauvaise conscience écologiste (on crée les premières réserves naturelles) auquel fait écho la croisade du héros pour sauver de la décimation les aigrettes, dont les plumes ornent les chapeaux des grandes dames comme des putains de La Nouvelle-Orléans. Et c’est là que le documentaire tourne court, et vient buter sur le western, le chant des origines sur l’histoire violente des hommes.
L’autre imprévu, c’est le magnétisme de l’adversaire : Cottonmouth, « le serpent d’eau ». Ce braconnier brutal (Burl Ives, porteur de toute la mémoire du folk américain), comme Quinlan dans La Soif du mal, est un beau monstre, un chef pirate, un bandit d’honneur, tel le Loup des mers de London. Et c’est aussi pour Murdock un autre soi-même, un double obscur (qu’on découvre en image inversée dans un viseur d’appareil photo), un modèle dévoyé plus grand que nature. Avec lui va se rejouer symboliquement ce désaveu du père qui hante tant de films de Ray (moins La Fureur de vivre qu’A l’ombre des potences et surtout Derrière le miroir) : le père a tort mais le défier demeure une faute et un fardeau. Et Murdock luttant pour son paradis perdu s’aperçoit que Cottonmouth en est l’émanation même, qu’il justifie sa violence par la loi naturelle (car la nature est tout sauf idyllique), et que s’il extermine les oiseaux, il appartient malgré tout davantage au monde des marais qu’à celui de Miami, ville de bordels et de notables corrompus. Cottonmouth aura le temps d’attirer à lui Murdock, de le forcer à le reconnaître comme semblable en rébellion, avant de pouvoir lui-même partager la révélation de la beauté, un envol d’oiseaux vivants. Dans Amère victoire, l’archéologue soldat joué par Richard Burton disait : « Je tue les vivants et je sauve les morts. » Il y a ici quelque chose du même ordre : dans une vaine tentative pour ramener le monde à sa splendeur primitive, on perd une part de ce monde, un homme destructeur, mais lui-même ô combien vivant (comme Quinlan, encore). De fait, la victoire est amère. Devise de Ray : « We can’t go home again.«
Murdock fait ici le lien entre les deux types de héros de Nick Ray : le fils rebelle et idéaliste, ingénu d’avance marqué (des Amants de la nuit à Jesse James, en passant bien sûr par James Dean), et l’homme blessé, qui traîne sa faute ou sa défaite : Bogart le violent, Mitchum l’indomptable, Johnny Guitare, Robert Taylor l’avocat déchu de Party girl, tous oscillent entre complaisance masochiste et sursaut d’orgueil, compromission et baroud d’honneur. La mise en scène épouse ce balancement, dans une alternance imprévisible de stases et d’éclats. Dans La Forêt interdite, le ton égal de la contemplation est toujours menacé par l’irruption du tumulte des hommes ; les temps morts sont lourds de tension, la violence y est parfois languide et l’affrontement annoncé se suspend en une parenthèse d’harmonie, lors d’une mémorable et interminable scène de beuverie, par une nuit de tempête où tout est permis, même la réconciliation dans une communion des rebelles. Le vent qui souffle sur les marais, dans lesquels se fondent terre et eau, ne demande qu’à attiser le dernier élément, le feu. Cette conflagration, littéralisée dans Johnny Guitare, se nourrit ici des passions humaines.
Impossible de ne pas lire chaque film de Ray comme un autoportrait, l’aveu d’un démiurge frustré mais poète des promesses trahies, d’un artiste déchiré entre l’impossible perfection et l’inévitable compromission, celle qui paradoxalement nourrit son oeuvre et lui insuffle un tremblement de vie. D’où le fait que la déception soit au coeur de ses films, comme malédiction des personnages autant que du metteur en scène ; ses réussites sont chaque fois le résultat d’un équilibre précaire et toujours à reconquérir. Lorsque l’appareil du studio l’emporte trop nettement, le film y perd son âme et devient un produit comme un autre (depuis le justement inédit A Woman’s secret jusqu’aux dernières superproductions, en passant par Les Diables de Guadalcanal) ; lorsque le projet est trop verrouillé, que Ray s’y veut donneur de leçons et témoin social, le vieillissement se fait cruellement sentir (Les Ruelles du malheur, La Fureur de vivre même et surtout). Le reste est imprévisible : aberrations fascinantes (L’Ardente gitane, où Cornel Wilde et Jane Russell, en gitans (!), semblent échappés d’une comédie musicale indienne ; Born to be bad, doublon ingrat de All about Eve), grands films malades (Amère victoire, Derrière le miroir) et une poignée de chefs-d’oeuvre vulnérables.
Qu’importe, au fond : Ray, cinéaste par excellence, a toujours été plus important que ses films. C’est pour cela qu’ils ont parfois vieilli très vite, plus vite que lui, alors que sa posture nous apparaissait de plus en plus moderne. Chez ceux qui l’ont rencontré revient toujours la même image : celle d’un oiseau captif. Godard y voyait l’albatros de Baudelaire, une figure à la Nicolas de Staël, et il enchaînait sur la fréquence du suicide chez les peintres et sa rareté chez les cinéastes. Les dernières apparitions de Ray auront été accompagnées par Wenders : celle d’un peintre simulant sa mort, survivant de sa propre légende, dans L’Ami américain, celle d’un condamné s’offrant à la mise en scène de son agonie dans Nick’s movie, lequel s’appelait aussi, Lightning over water, « la foudre sur l’eau ». Rencontre électrique des contraires, pour un cinéaste des courants et des torrents. Une parfaite épitaphe pour un homme foudroyé.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}