À l’occasion de la sortie du nouveau film de Nicolas Philibert, petit panorama de la représentation dans le cinéma documentaire des lieux d’accueil (ou d’enfermement) des neuroatypiques (ceux qu’on appelle populairement les « fous »).
Il y a des liens évidents et maintes fois évoqués, presque jusqu’au cliché, entre la “folie” et le cinéma. Des historiens du cinéma et de la psychiatrie ont par exemple souligné la coïncidence étonnante de l’invention du cinéma par les frères Lumière avec celle de la psychanalyse et la découverte de l’inconscient par Sigmund Freud. Très vite, les surréalistes ont compris le génie du cinéma, sa capacité, même involontaire, « inconsciente » (d’où leur amour des films très bêtes, parfois), à montrer ce qui n’est pas visible mais qui est là.
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Si la fiction s’est largement emparée – le cinéma filme par définition les passions – du sujet de la souffrance psychique (Shock Corridor de Samuel Fuller, Vol au-dessus d’un nid de coucou de Milos Forman, Le Silence des agneaux de Jonathan Demme, etc., etc.), le documentaire a produit quelques films majeurs qui donnent un état de la psychiatrie à chacune des époques et dans chacune des sociétés choisies. Quoi de plus terrifiant que le spectacle de la “folie”, la “vraie folie”, que nous redoutons tous·tes ? Petit passage en revue du cinéma de la “folie”, à l’occasion de la sortie de Sur l’Adamant de Nicolas Philibert (Ours d’or 2023 à la Berlinale !) qui sort aujourd’hui en salle.
Rappelons que ce n’est pas la première fois que Nicolas Philibert filme la souffrance psychique. Il l’avait déjà fait dans La Moindre des choses en 1997, en filmant la mise en scène d’une pièce de théâtre dans un lieu emblématique du traitement moderne des troubles mentaux, la clinique de La Borde, dans le Loir-et-Cher, fondée par le Dr Jean Oury et où Félix Guattari, psychanalyste et philosophe, travailla jusqu’à sa mort.
Nicolas Philibert, par ailleurs, fut à ses débuts dans le cinéma, comme il le raconte dans Retour en Normandie (2007), l’assistant du cinéaste René Allio, notamment sur Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…, en 1976, film tiré du journal écrit dans sa prison par un jeune meurtrier de sa famille, en 1835, avant de se suicider, et dont le philosophe Michel Foucault avait tiré un livre très important en 1973.
Titicut follies de Frederick Wiseman (1967) :
Dans Titicut Follies, en 1967, le grand documentariste américain Frederick Wiseman filme l’intérieur d’un hôpital psychiatrique de son État d’origine (il est né à Boston), le Massachusetts. Nous sommes entre l’Ehpad (on monte des spectacles), et la prison (les gardiens ont des uniformes de matons…). On fait subir aux patients des traitements violents, sans les ménager, comme s’ils étaient insensibles à la douleur. Misère humaine. Rejet de l’altérité.
Le traitement des troubles mentaux par la psychiatrie va changer dans les années 1960 et 1970. Grâce à de grands intellectuels, notamment français, comme Foucault (la première partie de L’Histoire de la folie à l’âge classique paraît en 1961). Roland Barthes, Maurice Blanchot, Gilles Deleuze, Félix Guattari le lisent, le fréauentnt, le commentent, le louent. On invente des lieux ouverts, en France, en Italie : les murs des hôpitaux psychiatriques tombent (parfois).
Urgences de Raymond Depardon (1988) :
Cette jeune femme qui veut “aider les autres” est angoissée. Délabrement visible de la salle où on l’a allongée dans un lit. Raymond Depardon filme les urgences psychiatriques de l’hôpital de l’Hôtel-Dieu, à Paris, à côté de Notre-Dame, qui était à l’époque l’unique hôpital à recevoir TOUS·TES les personnes neuroatypiques 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Depardon, comme à son habitude, ne pose aucun regard moral sur ce qu’il filme. Il ne fait pas semblant non plus de ne pas être là quand on lui parle à lui, derrière la caméra… Les troubles mentaux occupent une place très importante dans son œuvre de documentariste.
Avant Urgences, il avait en 1982 coréalisé avec Sophie Ristelhueber, en noir et blanc, l’impressionnant San Clemente, dans un HP de Venise situé dans un ancien monastère, sur une petite île de la lagune, qui allait bientôt fermer, et où il avait fait un reportage en tant que photographe, en 1977. De nos jours, l’île de San Clemente, située à quelques encablures de la place Saint-Marc et du Lido de Venise, est occupée par un palace. En 2017, dans 12 jours, Depardon retourne dans un service de psychiatrie pour filmer les audiences entre les personnes hospitalisées sans leur consentement et un juge, qui doit décider, au bout de douze jours d’internement, si la personne peut être libéré ou non.
Camille Claudel, 1915 de Bruno Dumont (2013) :
L’un des plus beaux films de Bruno Dumont, qui jusqu’ici répugnait à filmer de vrais acteurs de cinéma, et surtout une star comme Juliette Binoche. Car Camille Claudel, 1915 est un film de fiction, certes, mais les acteur·rices professionnel·les (Jean-Luc Vincent joue Paul Claudel) sont entouré·es de vraies personnes atteintes de troubles mentaux.
Par ailleurs, c’est l’un des films où l’ironie assez naturelle de Dumont semble totalement absente, celui de ses films où il se montre le plus empathique. Camille Claudel, certes hypersensible, dépressive – mais est-ce bien cela, la “folie” ? – va encore vivre 30 ans en asile, et elle mourra pendant la Seconde Guerre mondiale, sans doute de faim, comme la plupart des internés pour “folie” sous le gouvernement Pétain… On sait depuis peu qu’Adèle Hugo, la fille de Victor, qui mourut elle aussi “folle” et que Truffaut avait mise en scène sous les traits d’Isabelle Adjani (qui joua aussi Camille Claudel…), dans Adèle H, composait de la musique, et qu’elle a laissé de très nombreuses partitions, que l’on commence tout juste à découvrir et à interpréter. Les femmes qui ont côtoyé des génies (Auguste Rodin, son frère Paul, pour Camille Claudel, son père pour Adèle Hugo) sont-elles folles ou simplement de grandes artistes incomprises, rudoyées, maltraitées, invisibilisées : des “sorcières” ?
À la folie de Wang Bing (2014) :
Le grand documentariste chinois, auteur d’une première œuvre étonnante, À l’ouest des rails (2004), filme un asile en Chine. Là encore, la frontière entre l’univers carcéral et l’univers de la maladie mentale semble invisible, inexistante. L’asile, c’est le lieu où l’on met à part de la société la peur qu’inspire le fou. Et s’il devenait dangereux ? Tuait tout le monde ? Des idées reçues qui habitent encore toutes les sociétés du monde, y compris la nôtre. Le traitement de la “folie” est le miroir d’un pays, semble dire Wang Bing, dont le nouveau film, Jeunesse, sera présenté en Compétition officielle du Festival de Cannes 2023.
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