Film lumineux et musical, nerveux et sec, pari formel réussi, La Fille seule est sans doute le plus beau film de Benoît Jacquot. L’occasion de découvrir un cinéaste rare dont la trajectoire singulière est passée par la marine nationale, la cinéphilie mac-mahonienne, Lang et Lacan, Walsh et Duras. Bruit de flipper, tintement de cuillères dans […]
Film lumineux et musical, nerveux et sec, pari formel réussi, La Fille seule est sans doute le plus beau film de Benoît Jacquot. L’occasion de découvrir un cinéaste rare dont la trajectoire singulière est passée par la marine nationale, la cinéphilie mac-mahonienne, Lang et Lacan, Walsh et Duras.
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Bruit de flipper, tintement de cuillères dans les tasses. La Fille seule commence dans un café. Un jeune mec est au comptoir. Arrive Valérie, sa copine. Ils s’assoient et se lancent dans une discussion décousue. Echange de paroles tendues. Les deux s’agacent mutuellement. Elle semble pressée et anxieuse. Au bout d’un moment, elle finit par lâcher : « Je suis enceinte.« Sonné, l’autre a à peine le temps de dire ouf car Valérie doit partir bosser. Cette scène dure une quinzaine de minutes et procure déjà une impression de vertige réel, indéfinissable. En fait, Benoît Jacquot filme l’action en temps réel, sans ellipses. Le savoir ne change rien à l’affaire car il est impossible ici de séparer le fond et la forme. Le film naît et se déploie en même temps que l’héroïne. Valérie sort du café et on ne la quitte pas d’une semelle dans la rue. Belle lumière entre chien et loup est-ce la fin de l’après-midi ou la naissance du jour ? , mouvement frondeur et gracieux du personnage (Virginie Ledoyen, rayonnante). Où se rend-elle ? Dans un hôtel situé à une centaine de mètres, juste en face de la gare Saint-Lazare. C’est là, au room service, que Valérie démarre son tout nouveau job. Avec elle, on va plonger dans une enfilade de couloirs et d’escaliers, et dégoupiller une multitude de fictions possibles en ouvrant la porte de chacune des chambres. Un voyage athlétique fait de va-et-vient incessants, une course contre la montre d’une heure avant l’autre rendez-vous fixé au café dans un espace labyrinthique. Un parcours initiatique tordu et compliqué qui reflète aussi le cheminement mental du personnage obnubilé par sa grossesse. Va-t-elle garder l’enfant ? Va-t-elle rester avec son copain ? En fait, il semble que sa décision soit déjà prise.
Mais il faut qu’elle surgisse en plein jour, qu’« elle affleure à la conscience, arrive au langage », comme l’explique Jacquot lui-même. L’enjeu du film, ce n’est pas le pourquoi elle fait ça, mais le comment elle va s’en sortir. Différence fondamentale qui distingue La Fille seule de 90 % de films poids lourds, semi-remorques psychologiques auxquelles on a droit dans le cinéma français. L’art de Jacquot est un art de la décantation sportive, du dévoilement à bout de bras et de jambes.
Ballet frénétique, sans truand ni revolvers mais aussi haletant qu’un thriller à la De Palma, La Fille seule confirme le talent de ce metteur en scène apparu dans les années 70, remarqué pour son sens aigu du piège romanesque et son style exigeant. Rigueur inflexible des plans, jeu dénaturalisé et voix blanches des acteurs, omniprésence du hors-champ : autant de traits distinctifs qui ont couronné une poignée de films, dont L’Assassin musicien (1976), Les Enfants du placard (1977), Les Ailes de la colombe (1981). Pendant longtemps, il était impossible de prononcer le nom de Benoît Jacquot sans qu’aussitôt on lui adjoigne un autre nom : celui de Robert Bresson. Filiation flatteuse mais aussi injuste.
Sur pas mal de points (le rapport à l’enfance, au mental…), les deux cinéastes diffèrent. Jacquot ne cache pas qu’il aime l’auteur de Pickpocket mais, quitte à jouer aux comparaisons, il préférerait que ses premiers films soient considérés comme « langiens ». Les Mendiants (1988), bide commercial grave qui faillit lui faire rendre son tablier, était d’ailleurs un hommage manifeste à Moonfleet et à son architecte.
Pas étonnant que Jacquot vénère ce film quand on sait qu’enfant il rêvait de marine. « Ma passion, c’était la mer, les bateaux. Je voulais être marin. Pas mataf, mais officier de marine. Je venais d’un milieu bourgeois, alors… Malheureusement, on m’a annoncé un jour vers 11-12 ans que l’état de ma vue ne me permettrait jamais d’y arriver. Il a fallu que je renonce à ce qui était inscrit pour moi comme un destin. J’ai eu une sorte de moment creux, vide. Et puis, à ce moment-là, est arrivée la Nouvelle Vague : un phénomène médiatique et culturel qu’on peut difficilement se représenter aujourd’hui. Ça a coïncidé pour moi avec l’entrée dans l’adolescence. J’ai embrayé tout de suite là-dessus et je suis passé par la suite derrière la caméra sur un plateau de cinéma, via les jeunes Turcs des Cahiers. Avant cela, j’allais beaucoup au cinéma, mes parents aussi. Ils me racontaient les films. Je m’aperçois maintenant qu’ils avaient un goût assez sûr. J’habitais dans le xviie, pas loin du Mac-Mahon et je me suis trouvé à partir de 13-14 ans à hanter cette salle. Il y avait un carré d’as, un arc de triomphe sous lequel on passait : Lang, Walsh, Losey et Preminger. Je suis devenu une espèce d’aficionado mac-mahonien, c’était mon mode d’accès au cinéma. Après, ça s’est élargi. Je suis allé à la Cinémathèque et j’ai connu beaucoup de gens qui étaient cinéastes ou critiques aux Cahiers.«
Après avoir été stagiaire, Jacquot reste assistant pendant pas mal d’années sans vraiment s’en plaindre. Et puis les choses changent, sous le double parrainage de Lacan et de Duras ! « C’était difficile, vis-à-vis des spectateurs, de se frayer une voix ou une voie avec deux tuteurs d’un tel poids » (rires)… Il réalise un premier documentaire pour la télé consacré au psychanalyste et, conjointement, assiste Duras sur ses films. A ses côtés, son désir de tourner des fictions, qui s’était estompé au fil des ans, renaît. Il sort alors L’Assassin musicien.
Jacquot a peu tourné pour le cinéma : sept films en vingt ans, sans compter Marianne très belle adaptation de Marivaux avec Ledoyen encore, prochainement diffusé sur Arte. Il s’en explique : « En fait, j’ai imprimé beaucoup de pellicule pour la télé entre les documentaires, les téléfilms et les pièces de théâtre. Et j’aime bien qu’on me passe des commandes… Brigitte Jaques m’a demandé un jour de filmer un spectacle qu’elle avait monté et qui s’appelait Elvire Jouvet. Le film a eu un retentissement incroyable : j’ai même vu les motards de l’Elysée venir chercher la cassette parce qu’ils avaient raté la diffusion (sourire)… On s’est mis à m’épingler comme le type qui avait réussi la quadrature du cercle : sortir du théâtre filmé en faisant des films avec les moyens du cinéma. On m’a pas mal sollicité et j’étais très content. Ça m’a mis en contact frontal avec le théâtre qui était jusqu’ici répulsif pour moi. D’une certaine façon, et on revient là au mac-mahonisme, j’ai longtemps aimé le cinéma contre le théâtre et la vision théâtrale du monde. Et là, je me suis rendu compte que je faisais une confusion entre le théâtral et le théâtreux. Le théâtral authentique est comme le cœur absent du cinéma, son point aveugle, son ombre portée. Son frère ennemi peut-être, mais son frère tout de même. Quelque chose que Renoir et d’autres après lui savaient parfaitement. »
Son rapport aux acteurs change. Et La Désenchantée (1991), avec Judith Godrèche, est un tournant. La mise en scène de Jacquot se libère, gagne en limpidité. Les partis pris trop schématiques, l’excès de cérébralité, qui gênaient parfois à la vision de ses manifestes artistiques précédents, sont oubliés. Ce qu’il y a de nouveau aussi, c’est la présence d’un personnage central, jeune. Une adolescente « qui a son avenir devant elle, qui a une décision à prendre pour que sa ligne de vie soit telle ou telle. Les lignes de vie, pour moi, c’est le sujet narratif générique du cinéma ». Les personnages interprétés par Godrèche et Ledoyen ont en commun de devoir se frayer un chemin, d’affronter la vie et ses obstacles de plein fouet, en puisant de l’énergie au fond d’eux-mêmes.
Dans La Fille seule, Valérie est emportée dans une sorte de courant qu’elle doit maîtriser si elle ne veut pas sombrer. Les autres, le travail, lui font perdre le fil de ses pensées ou les raccordent. Elle navigue donc à vue et son apprentissage se fait à travers des rencontres, loufoques, obscènes, graves, parfois inquiétantes. A deux ou trois reprises, on a même le sentiment que le film peut basculer dans l’horreur ou quelque chose d’approchant : avec la chef du personnel (sorte de poupée BCBG vampirisante) et avec Sabine, la collègue du room service. Un personnage insaisissable qui nous semble d’abord très sec, puis humain et doux, enfin carrément démoniaque.
Rarement un film aura si bien mis à nu la mécanique perverse du travail salarié, sa forme d’esclavage. La réussite de La Fille seule tient aussi beaucoup à ça : la combinaison de la fiction et du documentaire. Un espace-temps continu mais très fragmenté, découpé au cordeau, monté de manière frénétique. Tout ici est question de rythme, de ralentissement, d’accélération. C’est très musical. Le film offre d’ailleurs une magnifique partition sonore : claquements de portes, sonneries d’ascenseur, souffle feutré des pas dans les couloirs moquettés… Tout change avec l’épilogue au jardin du Luxembourg. Un saut dans le temps de deux années qui réunit Valérie, son enfant, et sa mère. « C’est l’exception qui confirme la règle, un moment plus aéré, avec des plans-séquences. Je voulais qu’il y ait un autre traitement du temps et que Valérie soit rendue au monde, après avoir été suivie pas à pas. » C’est le dernier plan : Valérie marche devant nous sur un trottoir ensoleillé. Le dos tourné comme pour mieux résister. Et l’héroïne disparaît dans la foule.
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