Dense, grave, émouvant : un des plus beaux films de Chabrol,
servi par un casting de haute volée.
Les cinéastes de la Nouvelle Vague n’en finissent pas de vieillir… et de péter la forme. Après le très sec et tranchant Ne touchez pas la hache de Jacques Rivette (d’après Balzac), avant l’étonnant et splendidement érotique Les Amours d’Astrée et de Céladon d’Eric Rohmer (d’après Honoré d’Urfé), voici le superbe La Fille coupée en deux de Claude Chabrol (d’après un fait divers célèbre et un film de Richard Fleischer, La Fille sur la balançoire, qui ressort ces jours-ci). Les mille variations autour du couple, du désir et du sentiment amoureux demeurent le matériau commun aux trois ex-compères des Cahiers jaunes, et il est revigorant de voir qu’ils s’en emparent – chacun à sa manière singulière, vivante – en restant fidèles à eux-mêmes, tout en parvenant à se renouveler à un stade avancé de leur déjà longue filmographie.
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Dès son générique, on sent que La Fille coupée en deux va être un bon film : un trajet en voiture perçu du point de vue du conducteur, avec ses tunnels et ses éclaircies, mais stylisé à la Saul Bass (le designer des génériques d’Hitchcock), sous une dominante de noir et de rouge. Le film sera en effet teinté de noir tragique et de rouge sang. La “fille sur la balançoire” est Gabrielle Deneige (patronyme ironiquement sursignifiant), présentatrice météo sur une chaîne de télé régionale, qui balance entre deux hommes : Charles Saint-Denis, un écrivain célèbre, la soixantaine encore séduisante, en qui Gabrielle trouve sans doute un père (absent dans le film) et un initiateur sexuel ; Paul Gaudens, un beau jeune homme de bonne famille qui la poursuit de ses assiduités. Evidemment, rien ne s’emboîte comme il faut. Gabrielle en pince plutôt pour Charles, mais celui-ci est marié, heureux et apaisé dans son couple, et ne souhaite pas rompre avec sa femme et la faire souffrir. Quant à Paul, le jeune oisif fortuné, il s’entiche de Gabrielle de façon ambiguë : est-ce de l’amour, le simple désir de possession de quelqu’un habitué à ce qu’on ne lui refuse rien, voire une banale affaire de rivalité sociale et masculine avec Charles ?
Comme à son habitude, Claude Chabrol brosse le tableau ironique et balzacien de la société provinciale d’aujourd’hui : le mélange d’aisance, de tradition et de vague dégénérescence des vieilles familles dont la richesse et la puissance remontent au moins au temps de Balzac ; les bordels plus ou moins clandestins qui aident à l’équilibre des notables, à la stabilité des familles et au maintien d’une façade sociale respectable ; les mœurs et intrigues de pouvoir dans le milieu de l’édition et de la télévision ; la lutte des classes qui perdure sous d’autres formes… Chabrol dépeint tout cela avec sa vivacité, son humour et sa précision de trait coutumiers, mais ce coup-ci l’ironie sociale passe au second plan ; ce qui compte vraiment, ce qui fait la densité, la puissance, la charpente de ce haut cru Chabrol 2007, ce sont les personnages, leur épaisseur, leur complexité, leur poids de tragique. Les trois principaux protagonistes se débattent, souffrent, ne sont pas réductibles à une seule facette ou à une qualité évidente de “bon” ou de “vilain”, et insufflent à ce film un centre de gravité qui s’était quelque peu évaporé des derniers Chabrol.
A ce stade, il faut parler des acteurs, tous au-delà du remarquable. Ludivine Sagnier bouleverse en jeune débutante idéaliste de la vie, qui ne veut se compromettre ni dans sa vie professionnelle (à la télé, bonne chance !), ni dans sa vie amoureuse. François Berléand est parfait en homme comblé et revenu de tout, expérimenté, matois, un brin cynique mais encore capable d’une étincelle de vie, de sentiment, personnage qui mélange l’autoportrait chabrolien et le maître en jouissance féminine que l’acteur incarnait dans le Romance de Catherine Breillat. Quant à Benoît Magimel, qui poursuit chez Chabrol une très intéressante série de portraits de fils à maman problématiques, il est impressionnant dans un mix explosif de séduction, d’arrogance imbuvable et d’entêtement obsessionnel à faire peur. Une folie plus ou moins douce passe dans son regard, sa voix, ses gestes. Autour de ces trois-là gravite une série de personnages secondaires superbement croqués, d’une Mathilda May rayonnante en éditrice dominatrice (comme Ségolène Royal, Mathilda est beaucoup plus sexy aujourd’hui qu’hier) à une Caroline Sihol terrifiante en sorcière hitchcocko-vieille France (mais qui a une scène émouvante sauvant son personnage de la caricature facile et l’inscrivant elle aussi dans la tonalité tragique dominante du film), en passant par une touchante Marie Bunel (en maman intelligente et sensible de Gabrielle Deneige) et un Thomas Chabrol égal à lui-même (une scène, un grand moment).
Prenant de bout en bout, La Fille coupée en deux, c’est Chabrol à son meilleur, ramassant et concentrant toute la généalogie de ses influences (le roman français et le roman de la France, le cinéma américain, le recul cinéphile, les rôles précédents de ses acteurs…) pour les mettre au service du film en train de se faire, et surtout ne cédant pas trop facilement à sa pente caustique naturelle : les meilleurs Chabrol sont ceux où son regard goguenard et rigolard ne prend pas le dessus sur sa complexité psychologique et sa rigueur de moraliste. Cinéaste parfois coupé en deux entre sérieux et farce, tragique et grotesque, il réussit ici à équilibrer parfaitement ses deux tendances, à brosser à la fois trois portraits de personnages passionnants et un tableau de la société lyonnaise contemporaine. Sous des dehors classiques, un film magistral.
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