En rendant hommage si tôt à une comédienne aussi jeune que Fabienne Babe, la Cinémathèque française prenait le risque de l’emmurer vivante dans une filmographie qui donne le vertige : Rivette, Loach, Brisseau, Christine Pascal, Monteiro ou Cédric Kahn. Portrait d’une actrice qui a appris l’exigence à l’école des plus grands cinéastes.
Avant même qu’elle n’arrive, on a l’impression de la connaître depuis longtemps, depuis 1985 et Hurlevent de Jacques Rivette, où elle était Catherine. En un peu plus de dix ans et une vingtaine de films, Fabienne Babe a fait « son petit bout de chemin, pleine d’espoir et de courage, en allant à la conquête de chaque film ». Jusqu’à cet hommage amplement mérité que lui consacre la Cinémathèque française, « un merveilleux cadeau même si, au début, ça m’a fait un peu peur de voir tous ces films ressortir comme si je les avais tournés il y a très, très longtemps. Je me suis dit que c’était le début de la fin (rires)… En fait, je suis assez fière et assez flattée. Avec les années, on ne se juge plus, on est inscrit sur la pellicule et seul le film reste, il appartient à un moment de la vie. Par rapport au film de Rivette, je ne suis plus tout à fait la même personne. »
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C’est qu’entre-temps Fabienne Babe a continué sur sa lancée et tourné avec la crème du cinéma d’auteur européen : Loach, Brisseau, Monteiro, Skolimovski, Vecchiali, Téchiné, Pialat. D’où cette réputation forcément dangereuse dans un milieu peu réputé pour son intelligence d' »actrice intellectuelle ». Un cliché qui lui colle à la peau mais qu’elle décide de prendre comme un compliment (« Je suis fière d’avoir tourné avec des gens intelligents ») et qui continue de l’étonner : « J’ai mis beaucoup de temps à me rendre compte de ça et je ne m’en suis aperçue que lorsqu’on me l’a renvoyé à la figure. Ça doit être à cause des films puisque je n’ai jamais rien dit de très intello. » Elle préfère en rire.
Si elle dit ne pas aimer les interviews et avoir du mal à parler d’elle, elle avoue se prêter avec plaisir aux séances photos et se souvient avec contentement d’une couverture assez sexy de Globe (« Le côté glamour ? Moi, j’aime bien »), même « s’ils avaient oublié de mettre mon nom, déjà qu’on ne me reconnaissait pas ! » Comme elle a eu du mal à se reconnaître lors de la première projection de Hurlevent : « Quand je me suis vue sur l’écran, j’ai été surprise, je ne savais pas que j’avais une tête comme ça ! (rires)… Je croyais avoir les yeux en amande et là, j’avais des billes ! »
Avant Rivette et le cinéma, il y a eu les films vus à la télévision. « Je n’avais pas le droit de la regarder trop tard le soir, le cinéma a donc été tout de suite lié à l’interdit. Je voyais des femmes qui vivaient des histoires extraordinaires et me disais que ça devait être merveilleux, mais je n’avais pas du tout la notion de caméra ou de metteur en scène, j’étais très naïve et j’y croyais. Je me souviens des Liaisons dangereuses de Vadim, ça m’avait beaucoup marquée, justement parce que je ne comprenais pas toute la perversité des rapports. Je me souviens aussi de Sept ans de réflexion, quand Marilyn jouait du piano, sortait de la pièce et revenait. C’était magique et étrange. » Rien de plus : la petite Fabienne ne rêvait pas d’être actrice. Mais si les voyages forment la jeunesse, il arrive aussi qu’ils favorisent les vocations : « En fait, j’ai commencé vraiment à découvrir le cinéma quand j’ai décidé d’en faire. C’est au cours d’un voyage aux Etats-Unis que j’ai pris mes premiers cours de comédie, d’abord sous prétexte d’apprendre l’anglais. Mais je crois que cette envie était déjà enfouie en moi. Là-bas, j’ai rencontré des gens de cinéma et mon envie a commencé à prendre un peu de réalité. En rentrant en France, j’ai suivi des cours chez Voutsinas et puis j’ai entendu parler du projet de Rivette. »
Nul fantasme sur le nom du grand metteur en scène (« De lui, je n’avais vu que Merry-Go-Round, et je n’avais pas tellement aimé »), mais la certitude que la chance est là et qu’il faut la saisir avant qu’elle ne s’échappe. « Je me suis présentée au casting. J’avais déjà joué dans un téléfilm d’Edouard Niermans avec Stévenin, L’Ennemi public numéro 2, où je croyais tourner deux jours et en fait, c’était le premier rôle féminin. Pour Rivette, j’avais tellement envie d’avoir le rôle que je m’étais enfermée trois jours pour lire le livre. Je me suis même fâchée avec ma meilleure amie : elle était très malade et j’ai refusé de la voir pour pouvoir dévorer Les Hauts de Hurlevent. J’ai menti à Rivette quand il m’a demandé si j’avais lu le livre. J’avais des tas d’idées préconçues sur les metteurs en scène, je pensais qu’ils venaient vous parler à l’oreille, pour vous mettre dans un certain état. Et en fait, pas du tout, Rivette ne disait rien. Je n’osais pas poser de questions. Le film a balayé tous mes préjugés. »
Mal sorti, le film ne marche pas. Mais on commence à parler de Fabienne, tant elle irradie de grâce adolescente. Avec Hurlevent, elle fait sa première couverture des Cahiers du cinéma. La seconde sera pour le très beau film de Jean-Claude Guiguet, Le Mirage. Et après Fatherland de Ken Loach et De bruit et de fureur de Brisseau, on la désignera comme faisant partie des « quatre B du cinéma français » Babe, Binoche, Bonnaire, Basler , quatre jeunes étoiles promises à un grand avenir. Et effectivement, Fabienne tiendra les promesses de son baptême cinématographique, une rencontre en entraînant une autre. « De façon complètement inconsciente, Brisseau savait que j’avais tourné avec Rivette, ça l’intéressait, et ainsi de suite. Commencer avec ces grands cinéastes me rassurait. Je me disais qu’ils essuieraient les plâtres. Avec eux, j’ai appris à me tenir sur un plateau. Mais ils sont tous très différents. Je dirais que Rivette m’a découverte et que Brisseau m’a révélée au cinéma puisque j’ai eu pas mal de propositions après De bruit et de fureur. » Avec ces maîtres exigeants, elle découvre qu’« un tournage, c’est toujours dur, physiquement et moralement, toujours un peu violent. Je n’ai pas le souvenir d’un tournage comme d’une rigolade. Sauf peut-être avec Monteiro pour Le Dernier plongeon : il y avait une sorte d’état de grâce, c’est quelqu’un de très libre et de doux. » Et puis il y aura Bar des rails de Cédric Kahn : « J’avais l’impression de trouver une famille, la famille de cinéma que j’aimais, avec pour la première fois un cinéaste de mon âge. »
Au milieu de tous ces films, l’un brille d’un éclat particulièrement noir. Scandaleusement sous-estimé lors de sa sortie, Zanzibar de Christine Pascal permet à Fabienne Babe de montrer la facette la plus sophistiquée de son talent, tout en jouant pleinement de son érotisme naturel. « Là, j’étais dirigée par une femme et une actrice. Avant Zanzibar, la caméra m’avait toujours un peu effrayée, car j’avais peur qu’elle m’attire comme un aimant. J’avais peur de plonger mes yeux dans l’objectif, de le regarder alors qu’on n’a pas le droit de le faire. Avec Christine, c’était la première fois que j’adorais avoir la caméra sur moi, peut-être parce que je jouais une actrice et que j’étais dirigée par une femme. J’ai toujours pensé que les femmes filmaient mieux la féminité que les hommes : ils en ont plus peur et ils ont plus de clichés dans la tête. La caméra de Christine était très sensuelle. Je me sentais très féminine, avec des armes très féminines. Je m’étais sentie très proche du personnage, c’était quelqu’un qui ne savait pas pleurer devant une caméra et c’est quelque chose que j’ai toujours eu du mal à faire ; je m’en veux toujours car on voudrait pouvoir tout faire devant une caméra, trouver cette liberté de tout faire. J’ai un blocage là-dessus, pourtant c’est facile de me faire pleurer, il suffirait que le metteur en scène me sorte deux ou trois saloperies. J’ai fini par y arriver, mais c’est toujours quelque chose qui me terrifie. Peut-être parce que, quand on pleure, on laisse sortir toutes ses émotions et je suis quelqu’un d’assez pudique. J’aimerais bien savoir faire ça les mains dans les poches. »
Pourtant, Fabienne Babe n’apprécie rien tant que se donner corps et âme à un film : « J’aime bien me mettre en danger. Quand je tourne, j’aime bien me dire que je suis en train de faire le plus beau film du monde. » Même si avec le temps, elle a appris « qu’il ne faut pas trop compter sur les metteurs en scène, que parfois ils ne savent pas. On a besoin d’un regard d’un regard qui vous aime , mais il faut apporter sa propre force. Moi, je propose et les metteurs en scène disposent. Je suis un caméléon, je m’adapte. » Au risque d’être frustrée, comme dans Les Voleurs de Téchiné et surtout Le Garçu de Pialat, où elle a eu l’impression pénible de ne pas pouvoir défendre ses personnages jusqu’au bout, non par manque d’amour mais faute de scènes et de temps. Quand elle ne tourne pas, Fabienne a le sentiment de ne pas exister complètement, même si elle en profite « pour vivre plus normalement ». Elle sait que tous les comédiens sont comme ça, toujours dans un état « d’insatisfaction presque amoureuse, comme des enfants qui veulent tout le temps qu’on s’occupe d’eux ». En ce moment, elle tourne un téléfilm, elle est donc heureuse même si elle regrette d’avoir dû dire non au prochain Monteiro.
Avant de la quitter, on évoque rapidement quelques-unes des actrices qu’elle a choisies pour sa carte blanche à la Cinémathèque : Marilyn Monroe (« Elle ose tellement »), Jean Seberg (« Après avoir vu A bout de souffle, je m’étais fait couper les cheveux très court »), Catherine Deneuve (« Comme une grande s’ur de cinéma ») et Harriet Andersson (« J’aime bien quand il y a un mélange de légèreté et d’intériorité, quand les actrices sont des êtres de chair »). Et quand on lui apprend que Harriet Andersson, justement, restera comme celle qui a donné le premier « regard-caméra » de l’histoire du cinéma (dans Monika), elle est surprise mais pas tant que ça. Et on se dit que, décidément, ce « Portrait d’une actrice » que propose la Cinémathèque française est d’une douce mais redoutable cohérence. Tout comme son modèle : une grande actrice saisie en plein devenir.
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