Avec La Femme du port, on n’en finit plus de découvrir l’univers impitoyable des mélodrames secs d’Arturo Ripstein, un monde de claustration et de pourrissement où règnent l’inceste, la violence, la misère et la putréfaction. Un véritable enfer sur terre où, pourtant, les personnages réussissent à tenir encore debout. La Femme du port est sans […]
Avec La Femme du port, on n’en finit plus de découvrir l’univers impitoyable des mélodrames secs d’Arturo Ripstein, un monde de claustration et de pourrissement où règnent l’inceste, la violence, la misère et la putréfaction. Un véritable enfer sur terre où, pourtant, les personnages réussissent à tenir encore debout.
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La Femme du port est sans doute ce que l’on a vu de mieux sur un écran depuis Flamingo Road, Les Feux de l’amour, Peyton Place, Un Autre nom pour l’amour, Les Oiseaux se cachent pour mourir, Hélène et les garçons. Il y a du Konsalik, du Colleen McCullough et du Jeanne Bourin chez Ripstein. Ce lieu sans limites et Principio y fin s’approchaient déjà de cet esprit guimauve où l’amour finit toujours par triompher pour des raisons absurdes. Mais ils s’en éloignaient brutalement sur la fin avec les morts tragiques de leurs personnages principaux : un travesti battu à mort à la fin de Ce lieu sans limites, le double suicide d’un frère et d’une sœur en conclusion de Principio y fin. Au moins, La Femme du port ne se perd pas dans ces méandres et joue à fond la carte Harlequin, l’atout comtesse de Ségur bien estampillé Bibliothèque Rose. L’histoire de La Femme du port est digne d’un roman-photo : un marin débarque dans un bordel et tombe amoureux d’une pute. La mère de cette pute s’oppose formellement à cette union, car le marin se révèle être aussi son fils, et il ne peut y avoir de mariage entre un frère et une sœur. Finalement, tout rentre dans l’ordre, le noyau familial se trouve préservé et l’amour l’emporte sur tous les tableaux. La mère, désespérément seule, se maque finalement avec le pianiste impuissant qui lui avait refilé dans le temps la syphilis, désormais employé à faire des gammes dans le bordel où travaille sa fille. Quant aux deux frère et sœur, ils deviendront mari et femme, vivront heureux et auront beaucoup d’enfants au faciès légèrement mongoloïde.
Si le squelette de La Femme du port est bien sûr celui d’un mélodrame, si sa structure semble idéale pour un soap opera destiné aux ménagères se préparant à cuisiner le repas du soir, son intérieur est en revanche pourri, gangréné, complètement rance. Il n’y a pas de bourgeoisie, pas de religion, pas de famille, presque pas de valeurs dans La Femme du port. Strictement rien à quoi se raccrocher dans cet univers ressemblant à l’ultime branche d’un arbre qui pourrait retracer la généalogie d’une morale perdue. La Femme du port arrive en bout de course, au moment où tout fout le camp. Il suffit pour cela de bien observer les deux décors principaux dans lesquels se situe le film : un bordel rococo aux murs fissurés et aux couleurs lavasses situé en périphérie d’une ville, où les autorités font chaque jour de plus en plus pression sur son propriétaire pour en fermer les murs, et une espèce d’annexe où vivent Tomasa et sa fille Perla, ressemblant à un garage en démolition ou à la salle des machines d’un paquebot destiné à la casse les tuyaux sont éventrés et les fenêtres complètement bouchées par des journaux de manière à ne plus laisser filtrer la lumière. On est parfois tenté de se frotter les yeux devant tous les passages où Marro fait l’amour de manière torride avec sa sœur au milieu de boîtes de conserve éventrées sur une paillasse de SDF. Comme si l’inceste ne suffisait pas, Ripstein y ajoute le cambouis. C’est sans doute le plus dérangeant dans La Femme du port : la faute et le péché sont bien désignés comme tels, les dangers de l’inceste sont effectivement et justement soulignés, puisqu’en couchant ensemble Marro et Perla auront un fils anormal, et pourtant tout est assumé. Ripstein ne croit pas une seconde que le péché puisse être expulsé de notre monde. Il n’y a pas d’utopie ripsteinienne, seulement un gigantesque bordel où les hommes profitent de la vie en dépit du bon sens, en jonglant avec les contradictions. Le plus dérangeant et le plus curieux dans ce radeau de la Méduse miniature est que ses locataires y trouvent leur compte et leur ration de bonheur, tout simplement parce qu’ils sont animés par une formidable énergie de vivre. Ripstein décrit l’enfer sur terre, un univers bas de plafond, insalubre, baignant dans l’eau croupie, la vinasse et les ampoules grillées. Le metteur en scène mexicain n’en est d’ailleurs pas à sa première mise en scène de l’enfer. Dans Le Château de la pureté, l’édifice prenait l’allure d’une forteresse gothique à l’intérieur de laquelle un père abusif avait créé un phalanstère fasciste où son fils et sa fille étaient confinés. L’enfer s’incarnait aussi dans la bâtisse pourrie de Principio y fin, décorée avec des boîtes de conserve recyclées et où régnait Mireya, une mère abusive qui décidait de l’avenir de ses enfants comme d’autres jouent aux cartes. Pourtant, dans ces deux films, l’enfer avait encore un envers. Il renvoyait à un extérieur vers lequel pouvaient loucher les personnages, même s’ils finissaient toujours par se casser le nez dessus. Il n’y a pas d’extérieur dans La Femme du port. Seulement l’enfer. A croire qu’il n’a jamais rien existé d’autre. De fait, la plupart des personnages de La Femme du port sont infernaux : une mère marâtre, pute de troisième division menacée de relégation par son maquereau, monnayant son maintien contre l’enfant qu’elle attend, destinée à jouer elle aussi dans le même bordel que sa mère, un médecin marron qui semble tout ignorer du serment d’Hippocrate et dont les services se payent comme un juke-box à pièces en remettant à chaque fois de la fraîche si l’on veut espérer voir son traitement poursuivi , un curé défroqué à qui le whisky a fait oublier les paroles des prières du baptême.
Le type de narration à la Rashomon employé par Ripstein donne au film trois points de vue différents celui de Tomasa la mère, de Perla la fille et de Marro son frère qui, loin de se contredire, semblent participer d’une même vision, de plus en plus infernale au fur et à mesure que le film avance. Au point que l’histoire d’amour incestueuse entre Marro et Perla apparaît presque secondaire devant les méfaits de leur mère, envoyant sa fille au bordel pour mieux croûter, demandant à son fils de tuer son père qui a tendance à un peu trop cogner sur elle, avant de se pointer au commissariat du coin pour dénoncer son fils parricide. Dans la version du film racontée par Tomasa, celle-ci se balade avec sa Perla encore gamine, habillée en ange avec des ailes sur le dos, cherchant encore à apporter une dose de sainteté à une fille qui a comme seul horizon le bordel, qui héritera du métier de pute comme d’autres sont notaires de père en fils. Seulement, la blancheur de ce costume, qui semble sortir tout droit d’une poubelle ou de la cave de Dieu sait quel bouge, est imperceptible, maculée de taches de cambouis à l’image d’un paradis perdu dont les traces seraient visibles à condition de bien faire les poubelles.
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