Une deuxième réalisation d’une précision quasi architecturale sur les êtres
et les maux de notre société. Et une Elsa Zylberstein lumineuse et efficace.
A36 ans, Eloïse est clerc de notaire à Paris. Jolie et brillante, elle vit seule. Elle s’inscrit un jour dans un club de speed-dating. Elle va y faire la connaissance d’hommes, en rencontrer un. Mais si le cœur a ses raisons que la raison ignore, la raison a aussi des raisons que le cœur ne connaît pas. Quand les sentiments qu’on éprouve ne sont pas clairs, le corps est là pour les exprimer. Une maladie va révéler à Eloïse ce qu’elle veut et ne veut pas, ses vrais désirs.
On retrouve, dans ce deuxième long métrage de Jean-Marc Moutout, ce qui faisait la sève de son premier, le beau Violence des échanges en milieu tempéré : du fantastique social, du politique charnel, une description très précise, quasi architecturale, des maux de notre société et des individus qui la composent, entre anthropologie et psychosomatique.
Mais désormais, la colère sourde – contre les injustices, les violences qui régissent aujourd’hui le monde de l’entreprise – a laissé place à un regard plus interrogateur, plus indulgent, sans jugement moral, d’entomologiste qui découvre que nous sommes des êtres, des travailleurs et des citoyens qui n’ont pas une perception claire de ce que, a priori, ils devraient connaître le mieux : leurs sentiments. Et puis qu’en faire quand on a fini par les cerner ?
L’une des grandes qualités d’écriture du film de Moutout, qui fait longtemps et insidieusement son chemin en vous après vous avoir infiltré, c’est qu’il ne verse jamais ni dans la sentimentalité, ni dans la facilité. On sent que chaque scène a été pesée, pensée, construite, enchaînée dans un but précis. Rien de gratuit ici : chaque scène sert à fouiller davantage – en prenant le temps nécessaire à cela – les personnages et, par conséquent, à éviter les clichés. Eviter les clichés, cela sert aussi à maintenir la tension, l’attention chez le spectateur, à l’empêcher de rester dans les sentiers battus.
La Fabrique de sentiments avance ainsi, à coups de petites surprises, et se permet même de jeter le doute sur la réalité de ce qui nous est montré. Eloïse a-t-elle vu l’homme avec lequel elle a une liaison (Putzulu), qu’elle croit célibataire et sans enfant, avec un bébé dans les bras, ou l’a-t-elle rêvé ? Peu importe, après tout. Rêve – il faut sacrément de talent pour réussir, comme le fait Moutout, des scènes de rêves – ou réalité, ce sont nos sentiments qui nous gouvernent, et qui ont raison. Ajoutons que le film doit aussi beaucoup à Elsa Zylberstein. Elle chope la lumière, s’en déprend à volonté pour exprimer les moindres mouvements de cœur et d’esprit de son personnage avec une telle aisance, une telle rapidité et une telle discrétion (le grand art) qu’on en reste baba.