Arte et Bertrand Tavernier sortent de l’oubli Jean Devaivre, cinéaste épatant qui embrassait d’un même mouvement le meilleur et le pire, l’étrange et le ridicule. Il est souvent difficile de distinguer le génie de l’épate. Au cinéma plus qu’ailleurs. La liste des cinéastes qui se sont rendus célèbres en en “mettant plein la vue” serait […]
Arte et Bertrand Tavernier sortent de l’oubli Jean Devaivre, cinéaste épatant qui embrassait d’un même mouvement le meilleur et le pire, l’étrange et le ridicule.
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Il est souvent difficile de distinguer le génie de l’épate. Au cinéma plus qu’ailleurs. La liste des cinéastes qui se sont rendus célèbres en en « mettant plein la vue » serait trop longue (Welles, Godard, Lynch, Buñuel…). C’est toute la faiblesse du cinéma et ce qui en fait la jeunesse (« C’est t-épatant ! », se délectait Jean Renoir).
Les deux films du méconnu Jean Devaivre que Bertrand Tavernier nous présente ont ce goût de l’épate et de l’efficacité à la manière d’un Edgar Poe. Avant de passer à la réalisation, Devaivre a remonté Boudu, fait ses classes avec Maurice Tourneur et tourné des centaines de bandes-annonces. Il a toujours cherché à innover. La Dame d’onze heures et La Ferme des sept péchés le confirment : Devaivre cherche à tout prix à faire original. Il y parvient d’ailleurs souvent, et c’est bien ce qui nous retient de fuir ses films à toutes jambes. Car ils ont ceci de très particulier que s’y côtoient sans cesse et de façon extrêmement radicale le pire et le meilleur.
La Dame d’onze heures (1947) est un film très « bath », une aventure policière rapide, rocambolesque et drolatique : Tintin au pays des frères Prévert. Le héros (Paul Meurisse), explorateur de retour « du Gab-bon » (dixit Jean Tissier en domestique indiscret), s’appelle S.O.S. et pratique la « sténotypie » (sic). Il possède la morgue d’un jeune Jouvet dont les dialogues auraient été écrits par Prévert en une nuit d’éthylisme parce que Jeanson avait la scarlatine. Meurisse traverse le film avec nonchalance et un monocle lui pousse déjà sur le nez. Pendant ce temps-là, Tissier fait du Tissier et l’on se tord. Les voitures et les motos se poursuivent à toute allure, les coups de revolver claquent sec. C’est de la BD, du feuilleton, avec ses conventions assumées (lettres anonymes, poison, traître, magicien), mais aussi dénoncées : le magicien s’avère vite n’avoir aucun pouvoir occulte, alors que chez Lang, Hergé ou Feuillade, le paranormal le reste jusqu’au bout. L’histoire n’a aucun intérêt, les personnages sont des caricatures désolantes, les situations grosses comme des maisons. Les dialogues de Jean-Paul Le Chanois (un de la bande à Prévert, justement) , « savoureux » et parfois absurdes, renforcent le côté quatrième degré. La réalisation est donc à l’épate : panoramiques speedés, regards caméra, images décalées, inserts et enchaînements qui préfigurent les futurs effets vidéo… Devaivre frise parfois le Franju les noires ruines du Nord relèvent du bizarre.
La Ferme des sept péchés (1948) est d’un autre acabit. Théâtral, démonstratif, lourdingue (cette façon de faire parler les paysans : « C’est-y not’ maîtr’ que j’avons… »), affreusement mal joué, il n’échappe au statut de navet total que grâce à des scènes magistrales et inattendues, poétiques et lyriques, qui justifient à elles seules qu’on supporte la soupe qui les entoure. La longue chevauchée de l’idiot du village accroché en position de grenadier-voltigeur à un cheval blanc monté par une femme est littéralement époustouflante : on n’a jamais vu ça ailleurs. Mais c’est aussi la seule scène où le tout jeune Dufilho échappe au ridicule qui tue. Les lumières des sous-bois et les visions paradisiaques de la forêt prouvent également que Devaivre possède un sens de l’espace et de l’étrange hors du convenu.
Dans son entretien avec le sympatoche Tavernier, Devaivre n’a rien d’un frimeur. Avec pudeur et sensibilité, il raconte sa Résistance, les conditions de production épiques de La Dame d’onze heures et pourquoi il a fini par renoncer au cinéma. Il évoque le souvenir de Louis Lumière, de Stroheim et de Martine Carol. Même si ces films sont de guingois et loin d’être des chefs-d’œuvre (on dirait des brouillons d’une œuvre à venir jamais venue), ils montrent que Devaivre, avec un peu plus de chance et d’argent, aurait pu peut-être devenir une sorte de Michael Powell français. Ils constituent en tout cas de vraies curiosités qui raviront les cinéphiles, ceux qui aiment se raconter « la » scène formidable d’un film insolite.
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