De « Ça » à « La Malédiction de la Dame blanche », les films d’horreur contemporains tendent à mettre en scène des infanticides avec une nonchalance déconcertante, sans questionner leurs implications dramaturgiques et symboliques. Tabou de la représentation, impensé moral ou horizon glaçant, comment le cinéma d’horreur met-il en scène le meurtre d’enfants ?
Une fillette qui barbotte dans son bain profite avec délice du massage crânien qu’elle imagine prodigué par sa mère. Le cadre s’élargit pour révéler la silhouette décharnée et les chairs putréfiées de la Dame blanche, âme en peine condamnée à errer à la recherche d’enfants de substitution depuis qu’elle a noyé les siens dans un accès de folie. Profondément ancrée dans le corps, la mémoire du geste traumatique transforme la caresse en pression violente, et la petite fille n’arrive plus à sortit la tête de l’eau : on tente de la tuer à l’écran.
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Série B d’horreur poussive artificiellement rattachée au « Conjuringverse » initié par James Wan (univers cinématographique étendu comprenant les Conjuring, les Annabelle et La Nonne), La Malédiction de la Dame blanche n’a d’autre intérêt critique que celui de s’inscrire, derrière ses incessants jump scares, dans une tendance contemporaine du cinéma d’horreur marquée par une propension à l’infanticide. De la poupée possédée d’Annabelle aux démons de Ouija et des assassinats filmés de Sinister au clown tueur de Ça, l’innocence des enfants ne les protège plus, ni de la violence du monde, ni de la représentation frontale de cette violence.
Ainsi la noyade originelle de La Dame blanche est-elle portée à l’écran, certes à distance de la caméra, et la séquence d’introduction de l’adaptation contemporaine du roman de Stephen King ne nous épargne pas la vision sinistre du petit Georgie Denbrough au bras arraché, rampant dans le caniveau avant d’être entrainé dans les égouts par le clown Grippe-sous.
Si terribles soient ces scènes, notamment par leur façon de briser un des grands tabous de la représentation, elles ne déploient dans les films précités que peu de conséquences dramatiques et morales, et sont réduites à des visions choc vite digérées par la mécanique hystérique et répétitive des films qui les enchâssent.
Une zone limite au cinéma
Les meurtres d’enfants dessinent pourtant une zone limite au cinéma. Ils sont approchés différemment de ceux des nouveaux-nés, quasi-impossibles à perpétrer consciemment (le « We don’t kill babies » à la fin des Promesses de l’ombre de David Cronenberg) et généralement dépliés dans leurs ressorts psychologiques et sociologiques (comme dans À perdre la raison de Joachim Lafosse). Ils ne donnent pas non plus lieu à la frénésie débridée du charcutage en règle d’adolescents qui constitue l’ADN de tout un pan du cinéma d’horreur, slashers en tête.
Avant-même la question du tabou moral, la difficulté attachée à ce type de scènes se manifeste dès leur tournage. Si l’inconscience des bébés et la relative maturité des ados les protègent en partie du traumatisme qu’elles pourraient entraîner chez eux en tant qu’acteurs, il est beaucoup plus délicat d’y plonger des comédiens enfants. Dans quelles proportions peut-on leur expliquer l’action qu’ils sont en train de jouer sans les effrayer ? Par quels moyens détournés, du jeu à la manipulation, les amène-t-on à occuper le centre magnétique d’une violence qui les dépasse ?
Pourquoi et comment filmer l’inmontrable ?
De nombreux.ses cinéastes ont pourtant réussi à envisager l’infanticide comme un événement cinématographique complexe plutôt qu’un geste racoleur et univoque, et à se confronter à l’impensé moral dans lequel il est aujourd’hui souvent noyé. Leurs approches reposent à la fois sur la mise en place d’un système de représentation juste, et sur l’attention portée à ses implications narratives.
Deux films séminaux situés hors du champ strict de l’horreur nous semblent illustrer pertinemment des leviers d’évocation de l’infanticide au cinéma, repris avec variations jusqu’aujourd’hui : M le maudit de Fritz Lang (1931) et La Nuit du chasseur de Charles Laughton (1956).
Dans le premier, les meurtres d’enfants restent cantonnés au hors-champ, mis à distance par un montage alterné ou le recours à des éléments métonymiques (l’ombre du tueur, les ballons de la fillette), et acquièrent, en plus de leur rôle de moteur du récit, une dimension symbolique (certains verront dans le film une métaphore de la montée du Nazisme en Europe). Dans le second, ils demeurent à l’état de potentialité limite et font office d’horizon narratif glaçant à même de structurer toute la narration.
On retrouve ces caractéristiques dans des films aussi différents que le Shining de Stanley Kubrick (l’infanticide comme ligne de fuite qui imprime au film son mouvement final) ou La Revanche de Sith de Gorges Lucas (le meurtre des padawan jedi par Anakin Skywalker, tenu à distance par la médiation d’images de caméras de surveillance, marque autant le basculement définitif du personnage vers le côté obscur que celui de la République vers un empire totalitaire).
Loin de ces modèles, l’infanticide se dilue parmi les autres motifs du cinéma d’horreur contemporain. Banalisé et traité par dessus la jambe, il semble souvent vidé de sa puissance réflexive et symbolique.
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