En 1975, Robert Aldrich effectuait une plongée sans corde de rappel chez les minables. Et en rapportait un film d’une terrifiante honnêteté.
C’est un pessimiste et un optimiste qui se retrouvent pour boire un verre. Le pessimiste se lamente. Le monde va mal, la situation politique est bouchée, et chez lui c’est l’engueulade permanente avec sa femme qui veut le quitter. Il conclut : “Franchement, je crois que ça ne pourrait pas être pire”. Alors l’optimiste, consolateur : “Mais si, mais si, ça pourrait être pire”…
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Le cinéaste américain Robert Aldrich est ce genre d’optimiste-là. De ses débuts brutaux dans les années 50 à cette Cité des dangers de 1975, il aura été un des principaux artisans d’une tonalité américaine singulière, devenue une catégorie esthétique au même titre que le beau ou le sublime : le minable, ou “lousy”. Une sorte de désespoir ringard, poisseux, poursuivant au nom d’un réalisme torve la déconstruction infinie d’une poignée de mythes culturels pas encore refroidis : le cow-boy, le soldat, le gangster, le détective, la femme ou encore la société.
L’impossibilité pure de présenter les termes du conflit
Mais Vera Cruz (1954), En quatrième vitesse (1955), Attaque (1956) ou Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (1962) déchaînaient encore les unes contre les autres des forces vitales, faisant du conflit la plus petite unité d’un solide univers anarchique : derniers feux d’une éthique de l’action qui resta un temps synonyme du cinéma lui-même sur son versant transatlantique.
Hustle, car c’est son titre original, ou “Prostitution” pour traduire vite, est plutôt l’entorse terminale à cette éthique. Non pas que le vieil Aldrich s’endurcisse – c’est un film un peu moins violent que les précédents. Mais ce qu’il présente, c’est l’impossibilité de résoudre le conflit par l’action, même l’impossibilité pure de présenter les termes du conflit.
La divine mise en scène n’a pas, ou plus, le pouvoir de nous rendre intelligible ce monde dégueulasse, ni même de nous décrire ce à quoi objectivement elle a affaire : un monde de gros connards. C’est donc le dégueulasse qui nous est donné en place du monde. Le minable, c’est l’irréductible, c’est ce qui reste quand il n’y a plus rien, quelque chose dans l’air qu’on respire. Quelque chose dans l’œil, poussière : le cinéma n’a d’autre choix que d’être la réduction radicale à l’irréductible lousy.
Un film policier sur le contraire d’une enquête
Il n’y a pas d’histoire : un flic (Burt Reynolds) amoureux d’une prostituée (Catherine Deneuve) tente avec son adjoint (Paul Winfield) de ne pas enquêter sur le suicide d’une adolescente qui avait des relations tarifées avec un puissant salaud, lui-même lié au flic en chef (Ernest Borgnine), malgré la fureur du père de la victime (Ben Johnson). Film policier sur le contraire d’une enquête, sur le refus d’une enquête, où le pire est peut-être que la jeune fille n’a réellement pas été assassinée.
Une interjection scande les dialogues tout au long du film : “Bingo !”, disent-ils tous, comme pour célébrer ironiquement la réponse à une devinette sue par cœur, comme pour détourner les yeux de la mort de toute recherche de la vérité. Bingo, jeu de hasard où l’on aligne des numéros pour former un petit schéma préétabli. Aboli, le hasard, puisque être libre à l’intérieur d’un système pipé ce n’est pas autre chose que de s’aligner.
Qu’est-ce qui nous sauvera de l’optimisme ?
Quant à l’extérieur, il n’y en a pas : de même qu’il n’y a plus d’enquête mais de sales devinettes, il n’y a plus de voyage mais des rêveries touristiques. Consolons-nous, ça peut toujours être pire : je ne vous raconte pas la fin, à l’aéroport.
Qu’est-ce qui nous sauvera de l’optimisme ? Pas les films ? Le couple sort voir en salle Un homme et une femme de Lelouch, Reynolds regarde à la télévision Mission impossible et Moby Dick. Le grand amour, la pure action, et le terrible sens de la vie : ces trois tentatives respectives de conjurer le minable n’y feront rien, qui n’ont pas grand-chose à voir avec la vie. Le spectateur ne s’en sort pas plus que les autres. Pas même celui de Hustle, qui ne propose rien de plus, c’est toute l’honnêteté du minable.
“La femme” sait bien qu’elle n’est qu’un mythe
Mais Catherine Deneuve ? Comme on l’a dit et répété, Deneuve n’est pas la fleur mais le vase, où chacun met ce qu’il veut, elle est l’incassable faculté esthétique comme forme vide, l’actrice même, soit le contraire de l’action. Ainsi elle peut être belle, sublime ou minable. On dira pour nuancer que chez Aldrich elle est sublimement minable. Elle n’est pas un rayon de désir dans ce monde de salauds. De même que le détective n’existe pas, “la femme” sait bien qu’elle n’est qu’un mythe.
Deneuve actrice le sait si bien qu’elle a peut-être été en Europe l’ambassadrice du minable comme vérité de la vie et du cinéma : l’allégorie héroïque d’une liberté faussée dans un monde corrompu. La dernière des optimistes. Un jour, le grand Jean Genet déclarait : “Je voudrais que le monde, mais faites bien attention à la façon dont je le dis, je voudrais que le monde ne change pas pour me permettre d’être contre le monde.” Bingo.
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