Chronique familiale et récit d’une attente, La Ciénaga réinvente les souvenirs d’enfance. Un monde qui hésite entre claustrophobie et désir de changement. Au bord de la piscine, les adultes boivent, ou plutôt sirotent inlassablement. Chairs en voie de pourrissement avancé, ivresse lente, ambiance moite. La mère titube, s’écroule, se coupe la poitrine sur les éclats […]
Chronique familiale et récit d’une attente, La Ciénaga réinvente les souvenirs d’enfance. Un monde qui hésite entre claustrophobie et désir de changement.
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Au bord de la piscine, les adultes boivent, ou plutôt sirotent inlassablement. Chairs en voie de pourrissement avancé, ivresse lente, ambiance moite. La mère titube, s’écroule, se coupe la poitrine sur les éclats de son verre. Personne ne bronche, l’indifférence est totale, la vue du sang de Mecha ne trouble pas la léthargie de ces zombies.
A partir de cet incident, dont la violence sourde est contenue dans l’absence de réactions qu’il suscite, Lucrecia Martel déploie une chronique d’enfance. Le récit est enchâssé dans un réservoir de sensations. Il s’agit moins de se souvenir de ce qui s’est passé que de revenir humer quelques odeurs, d’ouvrir des armoires pleines de réminiscences flottantes.
A ce petit jeu du sensualisme cinématographique, beaucoup d’appelés et fort peu d’élus. La littérature est faite pour ça ; le cinéma moins, car trop figuratif : la nostalgie facile et l’écueil de la reconstitution complaisante menacent les audacieux. Premier film d’une rare maîtrise, La Ciénaga (en français, le marécage) est d’abord une belle aventure de la perception, qui ose épouser la discontinuité de la mémoire, préserve les points de suspension et se garde bien de combler les cases manquantes. Au lieu d’entreprendre le classement ordonné et artificiel de ses souvenirs, Lucrecia Martel cherche à renouer avec le chaos de son enfance d’été, d’en préserver le foisonnement, de se replonger dans son écume.
Son film est une invention, pas une fétichisation forcément excessive d’un misérable petit tas de secrets. De quelques bribes remontées à la surface, La Ciénaga fait un monde, une serre surchauffée de tensions. Deux familles, deux cousines (Mecha et Tali), deux maisons. Et une masse de personnages, adultes, adolescents et enfants mêlés. Au début, ils sont difficiles à distinguer, et le film joue de cette saturation de liens familiaux pour mettre en place un sentiment d’étouffement, une claustrophobie aussi affective que spatiale. Pas d’espace neutre, mais toujours le lieu de quelqu’un, la chambre de Mecha, qui ne sort presque plus de son lit de convalescente, ou la table familiale, carrousel immobile qu’on fuit pour mieux y revenir. L’extérieur, c’est la télé qui annonce une apparition de la Vierge dans une ville voisine, ou bien les bois des alentours, avec leurs marais pleins de vermine, ou encore le barrage, où les jeunes vont se baigner pour échapper à la piscine alcoolisée des adultes. Et partout la même moiteur, le côté poisseux des liens familiaux venant renforcer la chaleur lourde du climat. Tout colle à la peau, s’isoler de la tribu est presque impossible.
Si le cinéma a souvent traité la promiscuité qu’engendrent les institutions (de l’école à l’armée), peu de films sont parvenus à montrer son versant familial. Avare en explications psychologiques, La Ciénaga est tout entier construit sur des détails, de tout petits riens portés par un sens aigu de la durée et une confondante justesse de regard. Fait de courtes scènes et de longs blocs de temps, de plans très cadrés (parfois trop photogéniques, par effet de surmaîtrise de jeunesse) et d’autres plus souples, le film passe sans cesse d’un personnage à l’autre, au risque de la confusion. Mais celle-ci se dissipe lentement et laisse la place à la précision d’un mouvement, au gré d’une oscillation constante entre vie rêvée et réalité présente, langueur et vitalité, acceptation et révolte.
Alors que les adultes ont depuis longtemps épuisé leurs désirs, les enfants et les adolescents espèrent que quelque chose arrive enfin. Quoi ? S’ils le savaient, ils seraient déjà adultes, donc déjà déçus. Mais la promesse vague d’une nouvelle vie aiguise leurs appétits. Quand elle filme la douche d’une jeune fille perturbée par les chaussures boueuses d’un garçon, Lucrecia Martel enregistre un jeu improvisé qui devient l’expression timide d’un désir, et elle invente ainsi la représentation sensible d’une ambiguïté. De la même manière, elle fait du rapport aux mondes animal et végétal une source d’émerveillement et de terreur. A la banalité répétitive de la vie de famille répond un bestiaire fantastique, à la fois fascinant et effrayant.
S’il parvient à montrer l’attente et l’ennui, La Ciénaga n’est ni languide ni ennuyeux. Jusqu’au choc final, la réalisatrice suit les métamorphoses d’une même inquiétude, d’une angoisse qui plane sur tous ses personnages, pris entre leur désir de permanence enlisé et leur mince volonté de changement. Tout le monde en est là, tout le temps, on le sait bien. Mais combien de films parviennent à montrer que rien n’est plus étrange que la vie la plus quotidienne ?
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