Mélodrame social déchirant, La Chanteuse de pansori permet de découvrir Im Kwon-taek, monument du cinéma coréen.
Monument du cinéma coréen, Im Kwon-taek écrabouille ses confrères contemporains (surtout européens) au moins dans un domaine : le rendement. Ce n’est pas vraiment un gage de talent. N’empêche, sa filmographie donne le tournis et rappelle forcément une ère fordienne ou mizoguchienne qui semblait révolue. A son actif donc : plus de quatre-vingt-dix films en trente ans ! Il n’y a sans doute pas que des chefs-d’œuvre. Mais ce qui est sûr, c’est qu’à la vue troublante de La Chanteuse de pansori, on s’étonne de ne pas en savoir plus sur cette carrière en pestant une nouvelle fois contre les lois insondables de la distribution. Hormis l’hommage au cinéma coréen proposé l’année dernière au Centre Georges Pompidou et au Max Linder, les films d’Im Kwon-taek demeurent en effet inaccessibles ailleurs que dans les festivals.
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Plus grand succès public jamais atteint en Corée du Sud, La Chanteuse de pansori ravive la mémoire d’un art ancré dans la culture populaire nationale. Cet art traditionnel, réprimé durant les trente-cinq années d’occupation japonaise, puis relégué au grenier avec l’invasion de la musique occidentale, c’est le pansori. Une psalmodie poitrinaire, un solo oral, sorte de blues suraigu, formulé en vers et accompagné uniquement par un tambour. Im Kwon-taek réussit habilement à faire coexister la force émotionnelle de cette musique avec un matériau mélodramatique. La trajectoire des personnages est littéralement indissociable du chant lui-même, de sa pratique. L’héroïne chante à un moment donné parce qu’elle souffre mais l’inverse est aussi vrai. Le pansori équivaut pour elle à un renoncement au monde et son apprentissage tient du masochisme. Cercle infernal tracé avec une main de fer par son père adoptif. Chanteur itinérant, celui-ci traverse les campagnes en vivant maigrement des représentations qu’il donne devant un public de moins en moins réceptif. Sa fille et son beau-fils le suivent et sont contraints de travailler quotidiennement les techniques du pansori. Les mômes en bavent : pendant que la fille s’égosille à en chialer, le garçon tambourine en ravalant sa colère. Après des années de brimades et de misère, ce dernier finit par craquer et se tire en abandonnant les deux à leur triste sort.
Tout cela appartient au passé. L’aujourd’hui du film (difficile à dater, années 60 ? 70 ?) nous montre le tambourineur désobéissant, rongé par le remords, en train de parcourir sa région d’origine à la recherche de sa famille. Il apprend que son père est décédé en ayant pris soin précédemment d’aveugler sa fille, afin de purifier son chant. Inutile de dire que tout ça est d’une cruauté incroyable, d’autant plus intense que les flash-backs sont exempts d’effets de dramatisation. La Chanteuse de pansori est un mélodrame social extrêmement sec et dépouillé où l’on parle peu et de choses très banales. La fille subit toutes sortes d’humiliations sans réagir. Puis on la voit chanter. Un point, c’est tout.
Im Kwon-taek sublime sa souffrance, la filme souvent seule, perdue dans une nature luxuriante mais rarement apaisante. Il privilégie la durée des plans pour que chaque note du chant (non doublé) se déploie, emplisse l’écran et le déborde. Métaphore vivante d’un art menacé de disparition, la sœur semble aussi implorer son frère par plan et par époque interposés. Et lui la suit à la trace. C’est ce qui est très beau dans le film : le passé et le présent se répondent littéralement. Et quand ils se rejoignent enfin, le temps d’une nuit, aucun mot n’est prononcé. Simplement, la musique se charge de tout.
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