Sous la surface anodine des choses , Chabrol traite de la lutte des classes. Comme il existe des livres à lire entre les lignes, « La Cérémonie » est un film à regarder entre les images.
Depuis bientôt quarante ans qu’il accumule les tournages, Chabrol nous aura tout pondu : chefs-d’oeuvre ratages, série B, œuvres bancales, projets inaboutis, pâtés académiques… mais jamais de navet absolu, aucune chute dans l’indignité. Chacun de ses films aura bénéficié plus ou moins généreusement de la Chabrol’s touch ? cette acuité du regard sans avoir l’air d’y toucher. Aujourd’hui, le bon vieux Chabrol est toujours là, solide au poste, ni gâteux ni flétri, assurant sans problème la cadence d’un film par an, capable encore de réaliser un film comme « La Cérémonie », bijou socio-politico-comico-psycho-tragique tout à fait digne de « La Femme infidèle » ou de « Que la bête meure », soit du Chabrol premier cru. Tout part d’une situation tellement banale qu’elle ne semble pas génératrice de la moindre esquisse de fiction probante : une famille de grands bourgeois vivant dans un village de cambrousse engage une nouvelle domestique (Sandrine Bonnaire, secrète et inquiétante). Sans trop déflorer le film, on pourra ajouter que la servante taciturne devient très bonne copine avec la postière du bled (Isabelle Huppert, pétulante et comique comme rarement), drôle de bonne femme à moitié cuite et cancanière en chef du canton. Tout le talent déployé ici par Chabrol consiste à accrocher le spectateur tout en lui laissant croire qu’il ne se passe rien. Car que voit-on pendant une heure ou plus ? Une domestique qui prend ses marques dans son nouvel emploi ; une patronne bourgeoisement sexy (Jacqueline Bisset, la classe) qui prend ses marques avec sa bonniche, dans un mélange bonasse de bienveillance et de paternalisme ; la vie quotidienne d’une famille sans soucis – père un peu coincé mais sympa (Jean-Pierre Cassel, correct sans plus), bons repas, anniversaire de la fille (Virginie Ledoyen, parfaite en petite bourge à baffer), séjour à la montagne… Or, l’essentiel se passe dans ce qu’on voit moins distinctement, ou pas du tout : les non-dits nichés dans les interstices des plans, le regard noir et énigmatique de Bonnaire, le paysage peut-être trop ordonné de cette maison et de cette famille où tout semble n’être qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Et puis, il y a aussi le comportement gentiment branque de la postière, pipelette pas vraiment dingue mais qui ressemble quand même bougrement au grain de sable qui pourrait tout dérégler – non seulement le bonheur de la famille, mais aussi la mécanique du film. Suprême élégance de Chabrol, le cinéaste procède tout en subtilité imperceptible : silences parlants, évolutions infinitésimales. « La Cérémonie » ressemble à un tremblement de terre : avant, on ne sent rien et pourtant, souterrainement, les plaques tectoniques travaillent et frictionnent sévère ; et tout d’un coup, tout pète. Mine de rien, Chabrol en profite pour nous refourguer tout aussi malicieusement un brûlot politique : en scrutant les rapports entre maîtres et domestiques, en faisant frictionner (comme les plaques tectoniques) milieu éduqué-friqué et milieu campagnard-analphabète, Chabrol ramène sur le tapis rien moins que cette bonne vieille lutte des classes, donnée sociale qui n’a pas disparu comme par enchantement après la chute du Mur. Enfin, « La Cérémonie » confirme un axiome fondamental : un chef-d’œuvre ne se décrète pas à l’avance et les grands films sont des objets magiques qui échappent un peu à leur auteur. Chabrol confie qu’il a travaillé sur « La Cérémonie » ni plus ni moins sérieusement que sur ses projets précédents : il donne son meilleur à chaque fois et ne sait pas vraiment à quoi tient la réussite particulière d’un film. C’est pourtant bien cette sorte d’alchimie secrète et miraculeuse entre un sujet, un réalisateur une troupe d’acteurs qui est à l’œuvre dans « La Cérémonie ».
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