Cannes avait-il raflé toutes les perles de l’année ? Toujours est-il que cette 58 e Mostra de Venise s’est avérée très décevante, particulièrement du côté des cinéastes établis. Mais Oliveira, Chahine et Carpenter ont sauvé les meubles. Sans oublier un nouveau chef-d’ uvre des Gianikian ou la découverte d’un cinéaste slovène inconnu au bataillon.
La grande innovation de l’année était que la section Cinéma du présent (le pendant du Certain regard cannois) devenait compétitive, avec un second Lion d’or doté de 100 000 dollars et un jury de cinq critiques internationaux (dont notre Michel Ciment à nous !) pour dégager le bon grain de l’ivraie parmi 21 films. Après deux années très réussies, Alberto Barbera, le directeur de la Mostra, pensait ainsi attirer l’attention des journalistes, enclins à ne s’occuper que de la compétition (Venezia 58, 20 films), et proposer un programme encore plus copieux qu’à l’ordinaire.
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Après une semaine de Mostra, ce pari était en passe d’échouer, tant les deux compétitions étaient dépourvues de films forts, et un mauvais climat de sinistrose exaspérée régnait sur le Lido. Cannes avait-il déjà tout raflé au printemps ? Ou Barbera et son équipe ont-ils commis l’erreur de vouloir empiler un grand nombre de films médiocres plutôt que de procéder à de véritables choix artistiques ? Un peu des deux, sans doute. Mais le résultat est qu’on passait de salle en salle de plus en plus vite, d’une habituelle atrocité autrichienne (Hundstage de Ulrich Seidl) qui permettait aux gogos professionnels d’invoquer le nom de Thomas Bernhard (le malheureux !) à une crétinerie américaine (Waking Life de Richard Linklater, un mauvais Hal Hartley transformé en film d’animation, passionnant). Et puis des pochades, comme s’il en pleuvait, qu’elles soient mexicaine (Y tu mamá también d’Alfonso Cuarón), indienne (Monsoon Wedding de Mira Nair), hongkongaise (Hollywood, Hong Kong de Fruit Chan, cinéaste en chute libre depuis le joli Made in Hong Kong) ou coréenne (Adress Unknown de Kim Ki-duk, très décevant après L’Ile, présenté ici l’année dernière). Quant à Larry Clark (Bully), il porte un regard très désagréable sur des gens très désagréables (des ados hébétés et criminels) et confond sa propre pulsion de vieux voyeur avec ses cours de morale à trois francs. Si on ajoute que João Botelho (Quem és tu ?) n’est pas en grande forme, que le film iranien est très banal (Secret Ballott de Babak Payami, dont on avait pourtant adoré le premier film, One More Day, hélas jamais sorti en France) et le premier des films italiens d’un charme faisandé et finalement fort convenu (Luce dei miei occhi de Giuseppe Piccioni), la conclusion s’impose d’elle-même : cette compétition est d’une insigne faiblesse, en attendant Garrel et Walter Salles, derniers vrais espoirs de sursaut.
Mais le plus triste restait à venir. Attendu comme le messie, l’immense Jacques Rozier a lui aussi déçu avec Fifi Martingale (Cinéma du présent). Même s’il faudra revoir ce film, tant Rozier est un cinéaste majeur depuis Adieu Philippine, il procure une impression de piétinement laborieux, seulement sauvé par quelques trop rares éclats et quelques belles apparitions d’acteurs (Afonso, Rego). Comme si Rozier n’avait pas su trouver le rythme de sa fantaisie et ne s’était pas ménagé suffisamment d’échappées hors de ses péripéties théâtreuses.
En revanche, on n’attendait pas grand-chose du premier film de Zhu Wen, auteur du scénario du laborieux Dix-sept ans de Zhang Yuan découvert ici il y a deux ans. Pourtant Seafood, l’histoire d’une pute bien décidée à se suicider, d’un flic obsédé sexuel et d’une flopée de crustacés dans les hôtels de luxe d’une ville de mer enneigée et déserte, autrefois lieu de villégiature préféré des dignitaires du régime, dégage une étrangeté malsaine qui éveille la curiosité. Tourné en vidéo, sans trop se soucier d’autorisations, avec pas mal d’audace scénaristique mais sans génie, Seafood suit au plus près les indécisions et les errances de personnages titubants et se présente comme une alternative convaincante à la mollesse ou aux excès idiots des films vus jusqu’ici.
Pour bien vivre ce festival des promesses non tenues et des découvertes rares, il aurait sans doute fallu emprunter davantage les chemins de traverse proposés par la section Nuovi Territori, qui rendait avec succès hommage à Jean-Claude Rousseau et nous a permis de retrouver nos vieilles connaissances Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, les meilleurs cinéastes italiens, tout simplement, même si l’Italie tarde à s’en rendre compte.
Mais l’Italie va mal : elle a élu Berlusconi, qui a envoyé un de ses sbires déclarer qu’il était temps de bouter la « culture de gauche » hors de la Mostra et ainsi signifier à Barbera qu’il était sur un siège éjectable. Bonne ambiance. Ce détour par l’actualité la plus navrante pour dire à quel point Images d’Orient-Tourisme vandale scrute des images d’archives (le voyage en Inde de dignitaires fascistes, dans les années 20) pour éclairer les fondements de notre violence contemporaine. Aux discrètes silhouettes indiennes répondent les poses victorieuses des premiers touristes, qui viennent ici pour apprendre comment les Anglais « tiennent » le pays. Et chaque geste, chaque regard, analysé image par image par la caméra des Gianikian, contient sa part d’oppression et de trouble : l’ordre règne, le spectacle folklorique continue, les enfants meurent. S’ils n’ont jamais aussi fortement exprimé leur colère éthique, les Gianikian restent des plasticiens hors pairs, et leur film contient les plus beaux plans de cette Mostra, donc les plus nécessaires à notre réflexion comme à notre santé mentale. Comme ce film est coproduit par La Lucarne d’Arte, il sera diffusé le 3 novembre prochain, et on y reviendra en long et en large.
Autre sommet de Nuovi Territori, Mario Schifano : tutto de Luca Ronchi. Schifano, mort il y a quelques années, fut l’un des plus importants peintres contemporains italiens. On découvre aujourd’hui que ce fut aussi un incroyable cinéaste, d’une vitalité débordante, d’une créativité hallucinée, rarement rencontrée dans le cinéma italien des trente dernières années. Luca Ronchi a effectué une mise en catalogue de toute l’archive vidéo de Schifano pour en tirer ce montage chronologique ébouriffant où l’on croise Mick Jagger et Marianne Faithfull, Moravia et le pop art, la télé et les nouvelles technologies, son fils Mario et ses femmes encore envoûtées. Schifano a traversé à toute allure la seconde moitié du siècle, témoin et acteur de toutes les avant-gardes, de toutes les déviances, comprenant avant tout le monde l’extraordinaire pouvoir de captation de la caméra numérique et sachant l’utiliser comme un outil de création.
Toujours dans la même section, décidément la meilleure de cette Mostra, on est tombé sur un premier film slovène, Pain et Lait de Jan Cvitkovic. Et ce film de soixante-huit minutes dont on n’attendait rien (cinéaste totalement inconnu au bataillon) s’est révélé infiniment plus prenant, car bâti sur un véritable point de vue de cinéma, que les uvrettes routinières des « pointures » établies. En noir et blanc et sans fioritures, c’est l’histoire d’un homme qui sort de l’hôpital, se remet à vivre comme il peut et s’aperçoit du poids de désastre qui l’enserre. Apre et simple, une denrée rare sur la lagune.
Parmi les films présentés hors compétition, Manoel de Oliveira (Porto de mon enfance), Youssef Chahine (Silence… On tourne) et John Carpenter (Ghosts of Mars) n’ont eu aucune difficulté à faire la différence. Le premier parce qu’il invente toujours, au risque de l’inégal et du sublime, et même sur un matériau autobiographique qui pousserait n’importe qui d’autre à la complaisance nostalgeuse ; le deuxième parce qu’il est fou à lier, dans sa manière de mélanger la plus grande trivialité et une réflexion de vieux sage sur le vertige de l’ambition, de faire raccorder des éléments aussi hétérogènes que des parasols volants et le dernier soupir d’une vieille femme ; le troisième parce qu’il continue d’enfoncer le même clou obsessionnel (un western sur Mars ?) avec une efficacité et une brutalité qui font frissonner de contentement. Aussi différents soient-ils, leurs films sont empreints d’un même appétit et d’un même plaisir à faire encore et toujours du cinéma, vaille que vaille, coûte que coûte. Cette 58e Mostra de Venise leur doit beaucoup.
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