Quel genre de cerveau malade peut accoucher d’images aussi folles que l’oeil écarquillé d’ »Orange mécanique », le labyrinthe mental de « Shining », le foetus dans l’espace de « 2001 » ? Le mystère reste entier, car Stanley Kubrick a mené une vie très tranquille d’intellectuel bourgeois. Tentative de déchiffrage d’un parcours biographique comportant assez peu d’aspérités. Article extrait du hors-série des Inrocks consacré à Stanley Kubrick et accompagné du DVD de « Lolita », en kiosque le 21 mars.
Tout-puissant et en marge
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Dans l’histoire du cinéma, Stanley Kubrick restera donc comme la figure de l’Auteur triomphant, du cinéaste-artiste complet. On oubliera que la plupart de ses films ont d’abord divisé la critique. Comme on oubliera que les formules “beaucoup de bruit pour rien”, “tout ça pour ça” ou “la montagne a accouché d’une souris” ont systématiquement accompagné les sorties de 2001, Barry Lyndon, Shining et Full Metal Jacket – surtout dans la presse anglo-saxonne, comme si Kubrick n’avait fait que décevoir tous les espoirs placés en lui. Mais, à chaque fois, le public a fini par venir en masse à son secours.
On oubliera aussi que Kubrick n’a jamais remporté le moindre Oscar et que l’establishment hollywoodien s’est toujours défié du reclus d’Angleterre, jusqu’à ce que la génération des années 70 (de Coppola à Lucas, Spielberg) s’en empare comme héros et modèle à suivre. Peut-être parce que Kubrick était seul, qu’il l’avait toujours été, et que son destin de cinéaste américain trace une figure aussi étrange que le célèbre raccord os-satellite de 2001.
Cinéaste du dérèglement
Après avoir flairé le piège hollywoodien de si près qu’il a failli être dévoré (Spartacus, 1960), Kubrick enchaîne Lolita (1962) et Dr. Folamour (Dr. Strangelove, 1964), réalisés coup sur coup, deux films tout entiers consacrés au dérèglement, l’un d’une société, l’autre de l’ordre planétaire. Kubrick saisit l’institution de la famille et “l’équilibre de la terreur” au moment où ils vacillent sur leurs bases, devenant source d’ironie mordante plus que de critiques virulentes. Documentaire sur la mentalité américaine privé d’Amérique concrète (les plans de route mis à part), Lolita constitue un saut qualitatif décisif vers le cinéma abstrait qu’initiait Kubrick dès L’Ultime Razzia. Lolita est le premier film où Kubrick se tourne résolument vers l’intime le plus douloureux, en laissant derrière lui les codes du spectacle américain pour se placer du côté de deux de ses plus grandes admirations européennes, Bergman et Antonioni.
Construit sur la tension insoutenable entre le dedans et le dehors, entre le désir de réalisation d’un plan obsessif et une norme trop ouvertement déréglée pour être vaincue, Lolita annonce aussi l’explosion pulsionnelle de Shining (1980). Alors que Folamour annonce Orange mécanique (A Clockwork Orange, 1972). Mais le premier est plus drôle que le second, plus easy pop que rock metal, plus déconnant que dénonciateur. Le travail de sape idéologique se poursuit.
Une superproduction expérimentale
Mais Kubrick demeure encore un cinéaste classable, le plus souvent répertorié parmi les garnements iconoclastes qui se paient la tête de l’Amérique en retournant contre elle ses fictions dominantes et ses thèmes éternels. Dans ce contexte, 2001 : l’odyssée de l’espace (2001: A Space Odyssey, 1968) n’est pas un tournant mais une rupture nette et brutale, une date de l’histoire du cinéma. Car 2001 ne doit rien à personne et transforme Kubrick en plasticien absolu. Il devient la figure même de l’Artiste, même les mots “auteur” ou “super-auteur” ne suffisent plus à rendre compte de son changement de dimension. Tout à coup, Kubrick passe à la très grande forme, mais sans délivrer de message, le film se suffisant enfin à lui-même, machine autonome de tout le petit bric-à-brac science-fictionnel qui l’avait précédée et de toutes les étoiles qui allaient suivre. Avec 2001, Kubrick cesse d’être un cinéaste pour devenir une entité. En avril 1968, Kubrick tombe enfin le masque et le cinéma fait sa révolution. Un conte philosophique lent et long, gorgé de cinéma expérimental et au symbolisme indéchiffrable, sans acteurs connus et privé de héros, marche sur sa seule puissance plastique.
Mais rien ne change vraiment. Durant toutes les années 70 et le début des années 80, les auteurs américains finissent par perdre une bataille qu’ils pensaient avoir gagnée haut la main. Ils redeviennent maudits ou travaillent dans un moule spectaculaire bien plus infantile qu’auparavant. Bien malgré lui, Kubrick profite de cette défaite collective, son mythe enfle encore. Il perd sa nationalité au passage et beaucoup se mettent à voir en lui un cinéaste anglais. Son anti-humanisme foncier et sa manière unique de conjuguer grande forme et trivialité outrancière exercent une fascination (chez un public toujours plus jeune) et une exaspération (chez certains ténors de la critique US, dont l’influente Pauline Kael) croissantes. Dès lors, Kubrick semble se dérober. Comme s’il fuyait soudain ses responsabilités de démiurge, comme s’il refusait d’impressionner et de sidérer pour se contenter de laisser à penser et à rêver.
A pas comptés
Barry Lyndon (1975), fresque au lyrisme asséché, lente dissection de l’échec d’une vie, est un échec commercial et critique aux Etats-Unis. Mais l’Europe rattrape le coup et permet à Kubrick de sauvegarder son indépendance. Le malentendu entre ce qu’on attend de Kubrick et ce qu’il livre ira de mal en pis avec Shining (1980) et Full Metal Jacket (1987). Il se met désormais à clore les modes au lieu de les initier. Seul le public ne s’y trompe jamais, et les deux films obtiennent un franc succès commercial.
A partir de la fin des années 80, Kubrick consacre beaucoup de son temps à des projets qui ne verront pas le jour. Il tente d’abord d’adapter le best-seller d’Anne Rice, Entretien avec un vampire, puis un film conçu d’abord comme une déclinaison d’E.T., qu’il aimait beaucoup. Ce sera A.I., mais c’est justement Spielberg qui le réalisera en 2001. Vient le dernier film, son tournage étalé sur un an et demi, ses comédiens virés (Harvey Keitel, Jennifer Jason Leigh), les rumeurs folles colportées par toutes les gazettes du monde à propos du couple princier Cruise/Kidman supposément séquestré par un réalisateur n’hésitant pas à leur demander de refaire quatre-vingt-dix fois les plans les plus simples. Après trois ans de travail, Kubrick livre sa copie à la Warner la première semaine de mars 1999. Et il disparaît dans les jours qui suivent. Un timing parfait pour un cinéaste aussi perfectionniste. Et un titre qui a posteriori semblait prophétique : Eyes Wide Shut, les yeux grand fermés.
Frédéric Bonnaud & Jean-Marc Lalanne
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Du 23 mars au 31 juillet 2011, la cinémathèque de Paris consacre une exposition à Stanley Kubrick.
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