Quel genre de cerveau malade peut accoucher d’images aussi folles que l’oeil écarquillé d’ »Orange mécanique », le labyrinthe mental de « Shining », le foetus dans l’espace de « 2001 » ? Le mystère reste entier, car Stanley Kubrick a mené une vie très tranquille d’intellectuel bourgeois. Tentative de déchiffrage d’un parcours biographique comportant assez peu d’aspérités. Article extrait du hors-série des Inrocks consacré à Stanley Kubrick et accompagné du DVD de « Lolita », en kiosque le 21 mars.
Ici/ailleurs
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Jamais il n’a totalement intégré le fait d’être américain. A 33 ans, il a quitté les Etats-Unis pour s’installer définitivement dans la banlieue de Londres et n’a quasiment pas quitté son manoir les quarante dernières années de son existence. Il se déclarait phobique de l’avion et n’avait probablement au fond aucune envie de retourner sur le territoire de sa naissance. Sa sensibilité, sa cinéphilie s’étaient construites sur un terreau presque exclusivement hollywoodien.
Jeune homme, il avait aimé le néoréalisme italien, Jean Cocteau, Max Ophüls. Puis Bergman et Antonioni. Il ne goûtait guère au cinéma américain de son temps. Ses différentes passions (à l’exception de son engouement très jeune pour le jazz) l’avaient toujours ramené vers l’Europe : la musique classique, la littérature anglaise, la philosophie. Et plus spécifiquement vers une partie de l’Europe qu’il avait construite comme son lieu d’origine, la terre de Strauss, Stephen Zweig et de la psychanalyse (Kubrick fut un grand lecteur de Jung) : Vienne.
Ascendance
En effet, son grand-père, Elias Kubrick, était originaire de Galicie, alors rattachée à l’Autriche et s’étendant aujourd’hui du sud de la Pologne à l’ouest de l’Ukraine (autant dire très loin de Vienne). Tailleur de son métier, il est arrivé aux Etats-Unis en 1902 au bras de sa jeune épouse roumaine enceinte. Leur premier enfant naît donc au sud de Manhattan l’année de leur arrivée ; ils le prénomment Jacob. Elias ouvre une boutique de confection, se spécialise dans le manteau pour dames et parvient rapidement à bien gagner sa vie. Jacob grandit donc dans un environnement de petite bourgeoisie commerçante relativement aisée et a le privilège de poursuivre ses études. Il choisit médecine, passe son diplôme avec succès et change de nom, possiblement désireux de ne pas mettre en avant un judaïsme qui structure assez peu sa vie. Il devient Jack Kubrick, épouse une autre fille d’immigrants autrichiens, Gertrude, et ils donnent naissance le 26 juillet 1928 à un premier garçon qu’ils prénomment Stanley.
Une jeunesse inadaptée
Tout prédisposait ce fils de médecin grandi dans le Bronx à poursuivre le mouvement d’ascension sociale amorcé par son grand-père et continué par son père. Ce fut le cas bien sûr, au-delà des espérances de sa famille, Stanley devenant de loin le plus riche, le plus célèbre et le plus instruit des Kubrick. Mais cela n’a pas toujours été de soi. Et monsieur et madame Kubrick ont pu légitimement se faire du souci pour leur petit Stanley. Dès l’enfance, il se révèle un écolier peu studieux sanctionné par des résultats assez faibles. Il fréquente cinémas de quartiers, mais sa passion principale demeure le base-ball. Il suit assidûment les matchs disputés par les New York Yankees. Lorsqu’il atteint l’âge de 13 ans, son père lui enseigne le jeu d’échecs, pour lequel il développe une grande aptitude et un intérêt des plus vifs.
Toute sa vie, Kubrick jouera aux échecs. Et si la tentation est grande de relire à l’aune du jeu d’échecs ses films cérébraux et géométriques, où la stratégie guerrière occupe souvent le centre, le cinéaste réfutera toujours cette clé interprétative. La scolarité est pour lui une souffrance croissante. Si sa curiosité est aiguisée, l’enseignement de ses professeurs l’ennuie. Plus tard, il déclarera en interview que ce que l’on sait, on l’a rarement appris sous la contrainte, mais plutôt par intérêt personnel. En tout cas, le jour où Stanley atteint l’âge de 13 ans, son père a été plutôt très inspiré de lui offrir un appareil photo.
Les années Look
[attachment id=298]L’adolescent développe une passion pour la photographie. Le travail de Weegee, connu pour ses scènes de meurtres en noir et blanc, portraitiste du New York nocturne et interlope, le fascine (plus tard, Kubrick proposera même à Weegee de devenir photographe de plateau sur Dr. Folamour). A 16 ans et demi, il apporte à Look (un bimensuel de photoreportage concurrent de Life) le cliché d’un vendeur de journaux dans son kiosque, cerné par les placards qui annoncent la mort de Franklin D. Roosevelt. Le cliché séduit la directrice artistique : il devient un collaborateur régulier du journal et peut désormais abandonner ses études. Pour Look, Kubrick devient le chroniqueur d’un New York quotidien et populaire. Il photographie les visiteurs du zoo en train de regarder des singes (déjà 2001 ?), des patients dans un cabinet médical, et surtout ce qui devient son sujet de prédilection : le monde de la boxe.
Vers le cinéma
Kubrick est fasciné par l’univers de la boxe, la faune bigarrée qui peuple le Madison Square Garden à la fin des années 40, la brutalité, le désir de revanche sociale qui animent les jeunes boxeurs. Il réalise pour Look un reportage photo sur un jeune combattant, Walter Cartier. C’est en suivant le jeune homme que le futur cinéaste envisage de réaliser son premier court métrage, pour lequel il apprend à toute allure à manipuler une caméra légère et à monter des images. Son premier film est donc en 1951 Day of the Fight, un documentaire qui, soixante ans avant Fighter, retrace le parcours de deux frères, l’un boxeur, l’autre son manager.
http://www.dailymotion.com/video/x2p2fr
Le film est acheté par la RKO qui compte l’utiliser en avant-programme et qui, dans la foulée, lui commande un autre film. Entre 1951 et 1952, Kubrick réalise quatre documentaires et une série en cinq épisodes sur la vie d’Abraham Lincoln pour une émission de télévision pédagogique. L’image en mouvement a définitivement supplanté en lui l’image fixe.
Des débuts fulgurants
La suite est connue. Après un premier film autoproduit et très vite désavoué (Fear and Desire, 1953), il fait son apprentissage dans la série B (Le Baiser du tueur, L’Ultime Razzia) et devient un metteur en scène en vue à moins de 30 ans avec Les Sentiers de la gloire, où il dirige la star Kirk Douglas.
“Parmi les jeunes metteurs en scène américains, je ne vois guère que Kubrick”, déclare Welles dès 1958. Six ans plus tard, il persiste et signe :
“Kubrick me paraît un géant. Je n’ai pas vu Lolita, mais je crois que Kubrick peut tout faire. C’est un grand metteur en scène et qui n’a pas encore fait son grand film. Ce que je vois en lui, c’est le talent que ne possèdent pas les grands metteurs en scène de la génération précédant immédiatement la mienne, je veux dire Ray, Aldrich, etc. C’est peut-être parce que son tempérament correspond davantage au mien.”
En juin 1956, quand sort L’Ultime Razzia (The Killing), son troisième film, Time Magazine compare déjà Kubrick à Welles. Depuis, ce rapprochement a fait florès, certains allant jusqu’à voir en Kubrick le vengeur de Welles, celui qui a su faire plier les studios pour acquérir cette totale liberté dont Welles n’a joui que le temps d’un premier film, Citizen Kane.
Pendant que l’un errait à travers l’Europe à la recherche d’improbables financements et faisait l’acteur pour survivre, l’autre s’établissait définitivement en Angleterre et, après le succès commercial de Lolita, jetait les bases de son système de coopération lointain et méfiant avec Hollywood : un film comme je veux, quand je veux. Les deux trajectoires ne font donc que se croiser. Celle de Welles part de la toute-puissance créatrice du wonder boy pour aboutir à l’impuissance rageuse du banni définitif ; celle de Kubrick va du bricolage fauché des premiers essais pour arriver à l’omniscience d’un démiurge craint autant qu’admiré. Tous deux sont morts dans leur soixante et onzième année, tous deux ont réalisé leur premier film à 25 ans, tous deux ont fait moins de quinze films (achevés et signés, dans le cas de Welles), tous deux sont devenus des mythes artistiques. Welles et Kubrick constituent les deux faces de l’Auteur de films, sa légende noire et sa légende dorée.
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