Malgré un patronyme qui aurait pu le tuer dans l’oeuf, Kiyoshi Kurosawa s’affirme comme la découverte majeure de l’année. Au moment où l’on peut enfin voir l’impressionnant Charisma, le cinéaste esquisse son parcours en quelques mots clés.
Bouleversement intime
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Je viens d’une famille japonaise banale. Mon père était employé commercial dans un grand groupe industriel et ma mère, femme au foyer. Mon père était souvent en déplacement, il n’était pas beaucoup à la maison, mais il lui arrivait de m’emmener au cinéma : c’était encore le divertissement normal des familles ordinaires, tout le monde y allait. Avec ma mère, je voyais les films japonais commerciaux ; avec mon père, les films américains. Je me suis mis à vraiment m’intéresser au cinéma à l’époque du lycée, quand il fallait préparer l’examen très difficile d’entrée à l’université. Je détestais étudier et je séchais les cours pour aller voir des films réputés plus difficiles que les films de mon enfance : Fellini, Oshima, Godard. Mais ce n’est qu’à l’université que j’ai vraiment commencé à voir beaucoup de films, de façon sérieuse et systématique. Il y avait un cours de cinéma, animé par Shiguéhiko Hasumi. C’est lui qui a changé radicalement ma façon de voir les films. Hasumi m’a donné une règle pour appréhender les films, les bons comme les mauvais, les films japonais comme les films étrangers, il m’a fourni une grille critique basée sur le bouleversement intime provoqué par les films. C’est aussi chez lui que j’ai découvert les grands maîtres japonais. Je m’étais inscrit en sociologie, parce que c’était le concours d’entrée le plus facile, mais le seul cours dont je me souvienne est le cours de cinéma de Hasumi.
Pink movie
J’étais devenu un passionné de cinéma, sous l’influence de Hasumi, mais je ne pensais absolument pas devenir cinéaste un jour. C’est encore Hasumi qui m’a convaincu que le cinéma est une chose importante, et qu’il mérite qu’on fasse le pari d’y consacrer sa vie. Mais je pensais plutôt devenir critique. J’ai écrit quelques critiques, fait quelques films en super-8, et puis j’ai participé à un tournage comme assistant, à l’échelon le plus bas. C’est en voyant travailler le réalisateur que je me suis dit que moi aussi j’étais peut-être capable de faire des films, non pas parce que ce réalisateur était mauvais, bien au contraire, mais parce qu’il se comportait gentiment avec tout le monde, avec beaucoup de sincérité et d’honnêteté, alors que je m’étais imaginé qu’un metteur en scène doit être forcément un personnage charismatique qui en impose aux autres. Je suis devenu assistant réalisateur sur un autre film, et puis j’ai fait mon premier film, un pink movie, un porno soft, parce qu’on pouvait trouver de l’argent assez facilement pour ce genre de film. J’ai écrit moi-même mon scénario, et je n’ai pas écouté mes amis qui me disaient que ces débuts dans le porno allaient me handicaper pour la suite de ma carrière. D’autant qu’un vétéran du genre m’a expliqué que le porno soft autorisait une grande liberté d’expression pour peu qu’on respecte ses règles et ses contraintes : le nombre de femmes nues et de scènes de sexe nécessaires, le budget réduit et le tournage extrêmement court. Et j’ai effectivement eu une paix royale… Mais je détestais et je déteste toujours filmer des scènes de sexe, ça me gêne horriblement. Ce qui ne m’a pas empêché d’enchaîner avec un second porno, Do-re-mi-fa girl, avec la même société de production. Je n’ai pas compris pourquoi ils ont refusé de le sortir… Peut-être parce que j’étais allé trop loin dans la liberté ? C’est là que j’ai compris qu’il y avait d’autres règles dans le cinéma, non écrites, et que je les avais transgressées, puisque j’étais le seul à aimer ce film.
Le rapport au spectateur
Aujourd’hui encore, je me souviens de cette expérience douloureuse : je me demande pourquoi un film peut être compris ou non par les spectateurs, qu’est-ce qui fait qu’ils l’acceptent ou le refusent ? J’ai bien sûr le souci de la compréhension du spectateur et de l’accueil du public, ce qui ne signifie pas que tous les spectateurs doivent comprendre la même chose, en même temps et au même niveau de lecture. Il y a des scènes qui doivent être comprises à 100 % par tous, d’autres qui peuvent être comprises à 30 % par quelques-uns, c’est une question d’équilibre. Et puis, ils peuvent comprendre quelque chose de complètement différent par rapport à ce que j’avais prévu, ça ne me gêne pas… Dans Do-re-mi-fa girl, il n’y avait aucune scène où les spectateurs pouvaient tous comprendre la même chose en même temps, j’étais allé trop loin… Quand j’écris le scénario, mes histoires sont plus linéaires que le résultat final. C’est au tournage puis au montage que je décide de changer des choses, de les mélanger, et que mes films prennent la forme de rébus.
Révélation fulgurante
Les lieux sont un élément fondamental de mon travail. Quand j’écris le scénario, ça donne « il est dans sa chambre », mais je ne sais pas encore à quoi va ressembler la chambre du personnage. Pendant les repérages, je me décide pour une chambre bien précise, et c’est alors que mon scénario se met à changer, surtout en fonction des lieux choisis. La dynamique et la couleur du scénario évoluent, et le film peut changer du tout au tout. Et puis, il y a les acteurs, c’est la combinaison des deux qui me fait changer parfois complètement l’histoire que j’avais prévue. Tout se met à bouger, en fonction de la façon qu’a l’acteur de bouger dans un espace donné. Cet enrichissement contient aussi le risque de la confusion. C’est plus du domaine de l’illumination que de l’improvisation : c’est-à-dire que quand je trouve un lieu qui me convient, j’ai le sentiment d’avoir enfin trouvé ce que je cherchais quand j’étais en train d’écrire le scénario de façon abstraite, c’est une révélation fulgurante de la vraie forme que je cherchais. C’est donc le scénario qui est du domaine de l’improvisation, alors que les repérages et le tournage constituent les moments normaux de ma recherche, c’est à ce moment-là que je retrouve vraiment ce que je voulais faire quand j’écrivais le scénario en tâtonnant, c’est-à-dire exprimer la distance qu’il y a entre les êtres.
Ordre et chaos
La réalité du monde, c’est la confusion. Et la réalité d’un tournage, c’est aussi la confusion. Un film doit donc refléter à la fois la richesse du monde et son incohérence profonde, ainsi que les conditions dans lesquelles il a été fabriqué. Il m’arrive donc d’augmenter encore cette impression de confusion au moment du montage. Plus qu’à la nature des relations qu’ont les personnages entre eux, je m’intéresse à leur évolution, au fait qu’elles puissent changer brutalement du tout au tout. Le cinéma est le média qui permet la plus grande amplitude de variation, parce que c’est l’art du temps, et il permet la compression du temps comme sa dilatation. C’est donc le média qui se prête le mieux à la description des changements relationnels entre les personnages. Et le cinéma permet aussi d’obtenir la plus grande variété de réactions de la part du public.
Incertitude
Mes films sont basés sur ma vie quotidienne. Je vis à Tokyo, et j’y expérimente tous les jours l’incertitude des choses, de la réalité. Le cinéma me permet d’exprimer cette incertitude dans la mesure où je n’ai moi-même aucune certitude. Je ne pourrais pas être un scientifique ou un homme politique, je manque trop de certitudes. Et si j’étais romancier, je ne pourrais écrire que des romans inachevés. Le cinéma est un mode d’expression de groupe, et mes collaborateurs, en particulier les acteurs, s’emparent de ce que je leur apporte pour y amener leurs propres certitudes et un sens que je ne leur avais pas donné au départ. En plus, la durée limitée du tournage m’oblige à terminer le film, alors que je ne le terminerais sans doute jamais si je disposais d’un temps infini. Le cinéma me permet donc malgré tout d’exprimer mes incertitudes face à la vie quotidienne. Je suis un optimiste incurable, dans la mesure où je pense qu’on a toujours une chance de se tirer des pires situations. Tous mes films comportent des fins optimistes.
Bava et Argento
La violence est quelque chose qui existe, je ne la peins pas par plaisir mais parce qu’elle fait partie de la réalité. Je ne veux ni la montrer de façon complaisante ni la cacher, ce qui serait malhonnête. Comme je demande à mes acteurs d’en faire le moins possible, de se rapprocher le plus possible d’un jeu « documentaire », je ne peux évidemment pas leur demander de jouer la violence de cette manière, de tuer ou battre quelqu’un pour de vrai, alors je prends de la distance par rapport au mensonge que j’exige d’eux, et mon traitement de la violence devient froid et sec, pour lutter, en le mettant à distance, contre ce travestissement de la réalité. Sauf dans The Guard from underground, où j’ai exprimé pleinement mon penchant pour Mario Bava, Dario Argento et les films d’horreur « gothiques ». Mais dans Cure et Charisma aussi il y a des vieux bâtiments déserts et inquiétants, et des éclairages très contrastés, qui témoignent de l’influence que Bava et Argento ont eue sur moi.
Le sens caché
L’espace-temps de Charisma est peu défini, c’est une fable. Au départ, je voulais seulement tourner loin de Tokyo, alors j’ai choisi une forêt… Chacun a une perception différente de la réalité, donc filmer ce qui est là ne suffit pas. La réalité est constituée de la partie commune qu’en a tout le monde, plus la perception que chacun en a. Si je me contentais de filmer cette partie commune, ce ne serait pas la réalité mais une réalité appauvrie. Je reconstitue donc la réalité à partir de son tronc commun et j’y ajoute toutes les subjectivités de mes personnages. Pour moi, la réalité est étrange, ce n’est pas une somme de causes et d’effets, mais seulement des effets dont j’ignore les causes et qui se superposent les uns aux autres. Ce qui me fascine, et que j’ai voulu traiter dans Charisma, c’est comment des liens forts qui unissent une communauté peuvent se distendre, se pulvériser, jusqu’à l’explosion de cette communauté, ce qui démontre bien que ses membres n’avaient en fait pas besoin d’elle. Je ne m’intéresse qu’aux communautés humaines : le couple dans Vaine illusion, la famille dans Licence to live, les habitants de la forêt de Charisma. Mais l’arbre de Charisma n’est pas un symbole, juste un objet assez fort pour frapper votre imaginaire. On me propose toujours toutes sortes d’interprétations pour mes films, j’y suis habitué. Si j’avais un sens clair à vous offrir, je vous le dirais sincèrement, mais ce sens est tellement bien caché qu’il l’est à moi aussi ! Mais je reste ouvert à toutes les hypothèses…
Horizon Amérique
Dès que je vois quelque chose qui m’intéresse dans la vie de tous les jours, je le note comme un sujet possible, que je pourrai développer plus tard. Et je tourne très vite avec l’argent que je suis parvenu à réunir. Si c’est très peu, tant pis, ce n’est pas grave, j’adapte le film au budget, sans attendre d’avoir plus. C’est vrai que je travaille beaucoup, mais mes cachets de réalisateur sont si faibles que je dois faire au moins deux films par an pour avoir simplement de quoi vivre. Maintenant, j’ai envie de tourner un film aux Etats-Unis, pour comprendre de l’intérieur comment fonctionne le cinéma américain que j’ai tellement admiré, même si je sais d’avance que cette expérience risque d’être malheureuse…
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