Un titre très new-wave pour annoncer une nouvelle déferlante du cinéma japonais : « Cure » est le film avec lequel on découvre enfin un nouveau grand cinéaste japonais, Kiyoshi Kurosawa. Sans aucun lien de parenté avec Akira, cet auteur au talent fou a commencé par travailler tous les genres avant de livrer de fascinants contes philosophiques teintés d’étrangeté sociale.
On n’a pas idée de s’appeler Kurosawa… Surtout quand on est cinéaste et qu’on n’a pas le moindre rapport de parenté avec Akira. Quand Cure (97) a commencé à défrayer la chronique des festivals internationaux, certains prétendaient que Kiyoshi Kurosawa était le neveu du vieux maître. Mais non, rien à voir. Habitué à répondre à cette sempiternelle question à chaque conférence de presse, Kiyoshi préfère s’en amuser : « Au Japon, Kurosawa est un nom assez fréquent. C’est plus un avantage qu’un inconvénient, ça a poussé les étrangers à s’intéresser à moi. »
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Si la sortie tardive de Cure et la rétrospective du Festival d’automne à Paris, en attendant la diffusion en salles de son Charisma, vont consacrer publiquement l’émergence d’un nouveau grand cinéaste japonais, ce double événement ne fait que sanctionner un intense bouillonnement créatif qui a d’ores et déjà marqué l’année.
De février à septembre, de Berlin à Venise en passant par Cannes, Kiyoshi Kurosawa aura présenté la bagatelle de trois films, du jamais-vu depuis Fassbinder le grand chelem. Le plus extraordinaire est que ces trois films sont très différents les uns des autres, et qu’il est permis de trouver Charisma (99) encore plus beau que Licence to live (Ningen gokaku, 98), et préférer Vaine illusion (Oinaru genei, 99) à Charisma. Mais où s’arrêtera-t-il ?
Si les slogans à l’emporte-pièce du type « le nouveau Kitano » sont impuissants à rendre compte de l’ampleur du phénomène, d’autant que les deux cinéastes n’ont presque rien en commun sinon un talent fou, c’est que Kiyoshi Kurosawa est un auteur aussi prolifique que déroutant, qui se situe à la confluence incertaine des « genres » dégradés et de la modernité la plus rigoureuse, tout en ayant exploré tous les modes de production possibles et imaginables, porno compris.
Né en 1955 à Kobe, le « jeune Kurosawa », comme on l’appelle affectueusement au Japon, fait des études de sociologie à l’université Rikkyo de Tokyo. Là, il est l’élève du célèbre essayiste Shigéhiko Hasumi et commence à faire des films en 8 mm. Après avoir été l’assistant de Shinji Somai, il réalise son premier long métrage en 83, Kandagawa wars. Si ce film est absent de la rétrospective, on peut y découvrir The Excitement of the do-re-mi-fa girl (85), un délire ludo-érotique qui se situe entre les expérimentations japonaises des années 70 (proche de Shuji Terayama, en beaucoup moins bien) et La Chinoise de Godard. Kurosawa s’amuse à parodier les « comédies de campus », lorgne vers le musical déconnant et livre une pochade certes inspirée, mais qui risque d’étonner les admirateurs de la dernière partie de l’oeuvre, beaucoup plus tenue et infiniment moins gaie.
Sept ans plus tard, après deux nouveaux longs métrages et un travail de commande pour la télévision, il réalise son premier film vraiment abouti, The Guard from the underground. Sur une trame narrative qui rappelle les thrillers baroques de Bava et Argento, Kurosawa commence à mettre au point le mode de récit fragmenté et parcellaire qu’il systématisera par la suite, et se distingue par un usage déjà intensif du plan-séquence.
Redoutablement efficace, parfois carrément gore mais aussi distancié que les premiers Cronenberg, The Guard from the underground use des espaces vides et du silence pour faire monter la terreur, et hésite sans arrêt entre le pur exercice de style cinéphilique et une dénonciation à l’hémoglobine de « l’esprit d’entreprise » japonais.
Interrogé sur ses influences majeures, Kurosawa avoue son admiration pour les derniers films, souvent méprisés, de Richard Fleischer, Robert Aldrich ou Sam Peckinpah. Film qui fleure bon les seventies finissantes alors qu’il date du début des années 90, The Guard from the underground conjugue d’audacieux dispositifs plastiques et une grande trivialité de ton.
En deux ans, entre 95 et 97, Kurosawa va réaliser dix films. Mais six sont des pornos soft, des pink movies, comme on dit au Japon. Sixième et dernier épisode de la série Suit yourself or shoot yourself, The Hero est une aimable variation pornographique sur le film de Don Siegel avec Clint Eastwood, Les Proies (The Beguiled, 71). Pas désagréable mais pas indispensable, vivement conseillé aux adorateurs de Jess Franco.
Beaucoup plus intéressant, le premier volet de The Revenge, A Visit from fate (97), marque un tournant dans le traitement de la violence. A la fois série B fauchée et essai de distanciation, le film frappe par sa sécheresse et son refus du spectaculaire comme du pathos. Bien que d’une violence
inouïe, cette histoire presque désuète d’un trauma enfantin qui se mue en vengeance sanglante est d’abord une réflexion sur les pièges des apparences et la perte du sens. A force de poursuivre les meurtriers de sa famille, le héros devient pire qu’eux et se perd dans une quête sans issue. Avec un sens de l’espace stupéfiant, en allongeant les durées jusqu’à l’insoutenable, Kurosawa invente à vue son propre langage et passe sans crier gare du « roman-porno » au conte moral.
Encore plus stylisé, Cure (97) est le premier chef-d’oeuvre d’un cinéaste de 42 ans. Cure est un rébus dont le spectateur doit rassembler les éléments. Exactement comme l’inspecteur Takabé mène son enquête, d’un indice à l’autre, une hypothèse chassant la précédente. A un récit classique de serial-killer, assez proche du Silence des agneaux ou Seven, Kurosawa superpose sa propre vision du monde, un monde où la peur s’infiltre et vient contaminer la plus banale normalité, un monde où les liens entre les personnages sont d’autant plus forts qu’ils ne sont jamais exprimés clairement. Nous n’assistons pas à une enquête sur des meurtres ritualisés mais à un dérèglement généralisé.
Profondément déconcertant, Cure traite froidement un sujet plus proche du fantastique social que du film policier. Mais de quoi ça parle ? S’il se garde bien de répondre à cette question, Kurosawa suggère une piste quand il fait dire au « meurtrier » « Je suis plein de vide. » Ce vide, véhiculé par un personnage zombie et insaisissable, agit comme un révélateur sanglant sur les autres personnages et la société qu’il traverse.
La figure courante du « tueur en série » devient ici le symptôme décisif des maux les mieux enfouis. Doué de mesmérisme, Mamiya amène un bouleversement violent dans un monde devenu atone à force d’être figé dans ses systèmes sociaux. Elément fictionnel par excellence, car justifié par aucune astuce de scénario, le serial-killer de Cure s’introduit par effraction et contemple les dégâts qu’il provoque.
Entre pur « film de genre » et dispositif auteuriste sur la dualité fiction/contemplation, Cure est le film de la croisée des chemins, celui où Kurosawa rompt définitivement avec ses « véhicules » de jeunesse pour se muer en cinéaste du doute et de la perturbation. Mais s’il tient son sujet profond, il ne l’érige pas en système et n’aura de cesse de continuer à brouiller les pistes.
Encore plus dérangeants que Cure, Serpent’s path et The Eyes of the spider/Spider’s gaze (98) sont deux films jumeaux, interprétés par le même comédien, tous deux consacrés à la vengeance comme simple prétexte à la fiction et à l’usage immodéré de la violence. Dans les deux cas, le héros se raconte une histoire de fillette immolée pour sadiser tous ceux qui l’entourent et exercer sa volonté de puissance. Kurosawa y accentue encore les brusques changements de ton et l’usage des plans-séquences afin d’ordonner des films parfaitement maîtrisés et chorégraphiés, mais où la vérité ne fait que se dérober.
De film en film, il ne présente que des personnages qui s’inventent des systèmes cohérents pour pouvoir survivre, jusqu’à ce que ces systèmes avouent toute leur facticité sous le poids du réel. Dans Licence to live, le premier film de Kurosawa à ne rien devoir aux « genres », le héros se réveille après un coma de dix ans et tente de reconstruire sur les lieux de son enfance un écosystème capable de le raccrocher à la réalité. Mais le chaos finira par l’emporter.
Pour vivre, il faut appartenir à quelque chose, à un groupe social constitué, sous peine de se dissoudre dans le néant. Ce théorème, Vaine illusion, vingtième long métrage de l’auteur, l’exacerbe en suivant un couple de jeunes gens à la recherche de preuves ou de traces qui viendraient attester leur propre existence. Avec ce film radical, qui prend sans cesse le risque de se faire piéger par son refus têtu de toute dramatisation, Kiyoshi Kurosawa, l’ancien petit maître de pink movies et autres polars ultraviolents, penche franchement du côté d’Antonioni et continue d’ordonner de somptueuses mises en espace.
Après Licence to live, consacré à la perte des liens familiaux, et Charisma, sur le retour à « l’état de nature » comme mensonge suprême, Vaine illusion est aussi le troisième volet d’une critique feutrée mais sans concession des fondements idéologiques d’une société. Cette fois, c’est le couple qui en prend pour son grade. En attendant les sorties de Charisma (le 8 décembre) et de Licence to live et Vaine illusion, prévues pour le début de l’année prochaine, Cure et la rétrospective du Festival d’automne permettent de s’attaquer à l’oeuvre déjà considérable d’un cinéaste qui n’a pas fini de se faire un prénom.
Frédéric Bonnaud
Cure de Kiyoshi Kurosawa, avec Koji Yakusho, Tsuyoshi Ujiki, Masato Hagiwara (en salles le 10 novembre).
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