King Lear, inédit de Jean-Luc Godard datant de 1987, a connu quinze ansde purgatoire. Enquête sur l’itinéraire tragicomique d’un film révélateur des rapports entre l’art et l’argent, du malentendu entre Godard et le monde.
Seize ans après sa genèse, quinze ans après sa première à Cannes 87, King Lear de Jean-Luc Godard sort enfin en France : happy end provisoire d’une longue, mystérieuse et parfois rocambolesque affaire. Comment un film de Godard, né dans la légende d’un contrat signé sur un coin de table dans un restaurant cannois, adapté d’un classique de Shakespeare, doté d’un casting international prestigieux (JLG himself, Norman Mailer, Peter Sellars, Woody Allen, Molly Ringwald, Julie Delpy, Leos Carax, mais aussi Freddy Buache ou Michèle Halberstadt), comment un tel objet a-t-il pu connaître quinze années de purgatoire ? Il faut remonter jusqu’aux origines de ce film : un parcours à rebours plutôt plaisant, tant l’aventure de King Lear fut à la fois mouvementée et comique.
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Mai 85, Festival de Cannes : la rencontre entre une carpe et un lapin. A notre gauche Jean-Luc Godard, enfant terrible du cinéma mondial, gourou de la modernité cinématographique, icône culturelle de la fin du XXe siècle. A notre droite, Menahem Golan, fabricant de films d’action de seconde main, mentor de Chuck Norris, businessman madré, mogul hollywoodien de série B. Une image que Golan, joint au téléphone en Israël, tient derechef à corriger avec son savoureux anglais made in Jerusalem : « Je n’étais pas que le producteur de Chuck Norris. A l’époque, j’avais produit Konchalovsky, Altman, Zeffirelli… J’ai quand même produit Love Streams de Cassavetes, qui a gagné l’Ours d’or à Berlin ! »
Le cinéma a cette qualité de pouvoir réunir des personnes fortement dissemblables d’esprit et de caractère. Golan avait besoin de Godard pour ajouter un nom prestigieux à son catalogue, pour un supplément d’âme ; Godard avait besoin de Golan pour emplir un vide, pour déclencher le prochain film, pour un supplément de cash… Peut être souhaitait-il aussi concrétiser un vieux fantasme de film « hollywoodien » ou mettre à l’épreuve la politique des auteurs dans son sens originel, qui veut qu’un cinéaste doit pouvoir signer un film personnel sous la contrainte d’un système… En tout cas, par leur complémentarité supposée, les deux étaient théoriquement faits pour s’entendre.
Godard donne sa version de la fameuse rencontre : « Je suis entré en contact avec Menahem Golan au Festival de Cannes par l’intermédiaire d’un agent artistique. C’est Golan qui m’a proposé de faire un film pour la société qu’il animait avec Globus (Cannon) et j’ai accepté. N’ayant pas de projet existant à l’époque, j’ai proposé une approche du King Lear de Shakespeare, et Cannon a dit oui. Deux lignes ont été signées sur une nappe de l’hôtel Majestic, un budget d’un million de dollars décidé » le fameux contrat sur un coin de table ne serait donc pas un mythe. La version Golan est assez concordante, quoique divergente sur certains détails : « Godard m’a appelé depuis le bar du Carlton. J’étais un grand admirateur de ses premiers films. Je considérais comme un grand honneur qu’il me contacte. Je l’ai rejoint au bar pour boire un verre. Il m’a présenté deux histoires et m’a demandé « Voulez-vous produire un film de Godard ? » J’ai répondu « Bien sûr ! » Ensuite, il fallait voir les questions de budget et de scénario… Il m’a alors parlé de son projet d’adapter King Lear et d’en faire un film de gangsters. J’aimais beaucoup l’idée. Nous avons alors tous les deux signé un contrat en dix minutes sur la serviette en papier du bar du Carlton. Ça vient de mes années de théâtre en Israël : j’avais l’habitude de noter des choses sur un napperon parce que quand j’ai une idée, je veux la concrétiser immédiatement. Figurez-vous que j’ai même reçu une offre du MoMA de New York de 10 000 $ pour ce napperon ! J’ai refusé parce que ce document est une pièce importante de ma carrière. Bref, le budget du film a été fixé à un million et demi de dollars. » On ne chipotera pas pour 500 000 $ ou pour une confusion entre le Carltic et le Majeston.
Très rapidement, les nuages s’amoncellent. Avis d’orage financier selon l’un, menace de tempête artistique selon l’autre. Godard : « Un premier chèque de 50 000 $ sur le Crédit lyonnais de Rotterdam a été remis. Il s’est avéré sans provision. C’était un début, et j’ai continué le combat. » Selon le producteur, les problèmes résidaient évidemment ailleurs : « Godard était censé m’envoyer un scénario. Là, on est entré en terrain godardien : il ne me l’a jamais envoyé. Par contre, nous avons souvent discuté au téléphone, entre la Suisse et Los Angeles. Ensuite, pour prendre son premier versement, Godard est venu en Concorde à New York, puis à Los Angeles ! »
Pourtant, le film avait pas mal d’atouts au départ. Un matériau prestigieux que l’on avait envie de voir détourné, revu et concassé par Godard, les lieux d’élection du cinéaste au bord du lac Léman, un casting intéressant avec Norman Mailer en roi Lear, sa fille en Cordelia, Peter Sellars en descendant de Shakespeare, ou encore Godard en « professeur » mélange de caricature de producteur américain et de roi Lear bis avec bouche tordue, cigare au bec, accent américain outré et drôle de coiffe rasta sur la tête. Le cinéaste décrit son rôle frisant la bouffonerie par ses pirouettes habituelles : « Je me suis mis au cigare lorsque la Seita a supprimé les Boyards mais Straub, lui, s’est mis au Brisago Ticinese et le bonnet de laine est une coiffe courante chez les skieurs, les Noirs, etc. » JLG se voit-il donc en éternel nègre de l’industrie du spectacle, en skieur godillant entre les piquets semés par la Cannon ?
« M’attirait, explique le cinéaste, le problème de cette fille de roi qui n’avait pas son c’ur dans sa bouche, et ne disait que : rien. M’attirait également la navigation en direction d’un territoire dont j’ignorais tout du langage, hormis les quelques mots échangés avec le chauffeur de taxi pakistano-new-yorkais qui me trimballait de Kennedy Airport au French Film Office. » Menahem Golan a une tout autre vision de « la navigation en direction d’un territoire dont on ignore le langage » : « Prendre le Concorde est devenu son habitude, il ne faisait confiance à personne à la production. Je lui indiquais qu’on lui virerait son argent par les banques, mais il a dépensé l’essentiel du budget dans ses vols en Concorde pour venir chercher l’argent personnellement dans mon bureau ! » Sûr que ça devait changer de Chuck Norris.
La grosse tuile du tournage fut l’abandon rapide de Norman Mailer. Le tough guy, le connaisseur et fan de Mohammed Ali a jeté l’éponge quasiment à la fin du premier round : « Je ne suis allé qu’une seule fois sur le tournage, poursuit Golan. Mais j’étais très impliqué dans le casting. C’est moi qui ai eu l’idée de confier le rôle de Lear à Mailer. Godard a aimé l’idée. Ce ne fut pas dur de convaincre Mailer, vu qu’il admirait Godard. Et il était convenu que la propre fille de Mailer joue Cordelia. Mais c’est là que les problèmes ont commencé : Mailer est parti pour la Suisse et Godard a commencé à lui demander un tas de choses pas vraiment convenables. Par exemple, il voulait suggérer une relation incestueuse entre Lear et Cordelia. Après une semaine de tournage, Mailer m’a appelé pour me dire qu’il ne pouvait pas poursuivre dans ces conditions. J’ai essayé de convaincre Godard d’être plus souple, plus cordial, mais rien à faire. Quel gâchis ! Godard a dû recommencer à zéro, avec un autre casting. Je lui avais aussi amené Woody Allen pour le rôle de Jester. Godard a filmé Woody une journée à New York, il n’en a pas fait grand-chose. Après, Woody était furieux contre moi ! » De l’art de fâcher tout le monde… Ce sont finalement Burgess Meredith et Molly Ringwald qui ont tenu les rôles de Lear et de Cordelia, mais Mailer et sa fille, quoique non crédités au générique, apparaissent bien dans la première partie du film, dans leurs propres rôles.
A l’époque journaliste de cinéma, la productrice Michèle Halberstadt fait une apparition dans King Lear. Dans un livre à paraître, elle consacre un court chapitre à ses souvenirs de cette drôle d’aventure : « J’avais fait connaissance de Godard il y a quelques années à Cannes, où nous avions eu un échange un peu houleux lors d’une conférence de presse très médiatisée, à la suite de quoi il m’avait offert un petit rôle dans King Lear. J’avais ainsi passé une nuit assez incroyable sur le tournage, dans la petite salle de cinéma de Rolle, aux côtés de Julie Delpy, Leos Carax et Burgess Meredith. Ma scène consistait à incarner la rédactrice en chef du NY Times et à deviser, assise dans la salle, avec Freddy Buache, le directeur de la cinémathèque de Lausanne et Godard lui-même, assis à mes côtés, avec un bonnet de ski sur la tête, des porte-clés accrochés à ses branches de lunettes et, sur les genoux, une boîte à chaussures blanche dans laquelle étincelait une ampoule électrique… »
Au bout de ce tournage godardien en diable, un nouveau film de Godard finit par advenir, mélange habituel de documentaire sur la situation de tournage et de vaste blague, d’expérimentations inabouties et de jeux de mots saisissants, de montage énergique et de plans-séquences contemplatifs sur les bords du Léman. Bref, un film tout à fait typique de la dernière période godardienne, mais qui a totalement déstabilisé Golan à quelques encâblures de Cannes : « Je dois vous dire que quand j’ai découvert le film, j’ai été scandalisé de voir que Godard avait utilisé nos conversations téléphoniques privées. On nous entend parler de la situation financière du film, tout cela à mon insu. Il était trop tard pour faire marche arrière, le film devait être montré à Cannes, je ne pouvais plus rien y faire. Avant, je ne connaissais pas Godard personnellement, et j’ai été choqué par son comportement. Tout ce qu’il voulait, c’est prendre notre argent et retourner en Suisse ne rien faire. » Au-delà de cet aspect personnel, Golan exprime aussi sa déception sur le plan artistique : « Vous pouvez constater que pendant de longs moments, Godard n’a fait que filmer un cheval blanc. Après, il explique que c’est un film sur le cinéma, sur les critiques, tout un discours fumeux qui ne me convainc pas une seconde. D’ailleurs je ne suis pas le seul : à la projection cannoise, la salle était pleine au début, vide à la fin ! Moi, j’étais complètement disposé à produire un film de Godard, un film d’avant-garde, tout ce que vous voulez, du moment que j’avais au bout un FILM ! King Lear n’est pas un film, c’est un « mishmash », des bouts de pellicule assemblés n’importe comment. J’étais très déçu du résultat. » A croire que l’homme de la Cannon n’avait jamais vu les derniers films de Godard (Prénom : Carmen, Détective…) et qu’il attendait un Roi Lear façon Le Mépris ou Pierrot le Fou, une sorte de film expérimental grand public, si un tel oxymore est encore possible.
Quand on demande à Godard s’il n’a pas essayé d’appliquer au pied de la lettre la théorie selon laquelle tout film est un coup, un hold-up, il botte en touche médiatique : « La théorie dont vous parlez m’est inconnue. Les coups et les hold-up que vous évoquez sont en général l’apanage exclusif des marchands de programmes audiovisuels et politiques ».
Après la désastreuse avant-première cannoise, le film a connu une destinée erratique, projeté au compte-gouttes au hasard des pays, des distributeurs et des institutions. Michèle Halberstadt se souvient que « le film n’était jamais sorti en France parce que Golan et Globus avaient fait faillite. Il a ensuite été projeté dans quelques universités américaines. » Golan confirme, partagé l’homme d’affaires regrettant une perte financière, le producteur de cinéma d’auteur gardant la satisfaction d’avoir travaillé avec Jean-Luc Godard : « Nous n’avons jamais pu faire distribuer le film normalement parce qu’à chaque fois que nous le montrions aux distributeurs, ils le détestaient et n’en voulaient plus. King Lear a seulement été projeté dans quelques cinémathèques à travers le monde parce que le nom de Godard demeure prestigieux. Nous avons bien sûr perdu beaucoup d’argent, mais à l’époque on s’en fichait, la Cannon se portait bien. King Lear était un titre pour le prestige et nous étions satisfaits d’avoir un film de Godard dans notre catalogue. »
Selon Jean-Pierre Gardelli de Bodega Films, la société qui distribue aujourd’hui King Lear en France, le film n’était pas bloqué pour des histoires de droits ou de faillites, mais dormait simplement dans une cave de la MGM en attendant qu’un preneur vienne le réveiller : « Quand on est distributeur, on rêve de montrer la copie du premier film introuvable de Kubrick, ce genre de chose… Je n’avais jamais vu King Lear et je n’en savais pas plus sur ce film. Mais étant admirateur de Godard, l’idée même qu’un de ses films soit inédit me titillait forcément. J’ai noué des contacts à Los Angeles, lancé quelques pistes, mais les retours me parlaient régulièrement de problèmes juridiques, de l’organisation très complexe des majors… A force de tisser des liens, de tenter des recherches, un beau jour, coup de fil de la MGM : King Lear était dans leur catalogue ! Ils m’ont fait une projection, puis nous avons négocié les droits, normalement, comme pour n’importe quel film de répertoire. Pas plus compliqué que ça. Le tarif était tout à fait normal : pour eux, King Lear est un film qui traînait dans leurs archives comme des centaines d’autres. A la limite, c’est un poids pour eux, ce sont des boîtes qui encombrent des stocks. » Mais pourquoi personne ne s’est-il présenté avant Bodega Films en quinze années ? Gardelli lui-même ne sait pas, de toute façon trop heureux de pouvoir montrer un Godard inédit : « Ce ne doit pas être une histoire de blocage de droits puisqu’une fois le film localisé, nous l’avons eu très facilement. J’ai le sentiment que les gens l’avaient oublié, tout simplement. »
Emblématique des relations tordues entre un cinéaste et un producteur, saga frisant le comique sur l’éternel dialogue de sourds entre l’art et l’argent, également révélatrice de l’éternel malentendu entre Godard et le monde, l’histoire autour de King Lear est aussi godardienne qu’un de ses films. Maintenant que celui-ci connaît son épilogue français, il est tentant de savoir ce qu’ont retenu de cette aventure, avec la prescription des années, ses principaux protagonistes. JLG reste lapidaire au sujet de Golan et de la Cannon : « Nos rapports n’ont pas évolué. Ils étaient mauvais et le sont restés. » Menahem Golan est à la fois plus loquace, plus amer et beau joueur : « J’estime que Godard survit sur sa légende. Grâce à elle, on lui pardonne beaucoup de choses. Les seules personnes qui peuvent accorder du crédit ou de la valeur à King Lear sont les critiques avant-gardistes. A part ça, je suis persuadé que le film est mauvais, que les spectateurs vont quitter la salle en cours. Mais d’un autre côté, Godard et moi ne sommes pas ennemis et je suis fier que mon listing de films sur Internet comprenne un Godard. Je retiens l’aspect positif de cet épisode de ma carrière et de ma vie : j’ai produit un film de Godard. » ||
(Les propos de Michèle Halberstadt sont extraits de son livre Adjani aux pieds nus, Calmann-Lévy).
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