Acuité documentaire sur son pays et obsession des corps. Le prolifique Philippin s’aventure sans se renier dans le film d’horreur.
Première incursion à Cannes de Brillante Mendoza en 2008, Serbis avait gagné la distinction officieuse d’“intégrateur négatif” – l’expression est du délégué général du festival Thierry Frémaux. A savoir la capacité à fédérer la détestation des festivaliers. Consécration cette année, puisque Kinatay, Prix de la mise en scène tout de même, aura encore suscité l’opprobre. C’en devient un compliment car Mendoza, meilleur représentant avec Raya Martin de la nouvelle vague philippine, n’a pas varié dans les qualités qui semblent rebuter ses détracteurs : le temps (documentaire) et la frontalité. Au fil de ses films (neuf en quatre ans), il dessine un portrait des Philippines sans ripoliner le tiers-monde façon – au hasard – Slumdog Millionaire. Entre Danny Boyle plongeant un gosse pour rire dans une mare de merde et Mendoza éclatant un furoncle sur un postérieur (Serbis), on choisit vite son camp. Dans Kinatay, l’approche vériste s’aventure en terrain nouveau : celui du film d’horreur. Et rappelle incidemment que le véritable prénom de Mendoza est Dante. Le film commence plutôt tranquillement, tandis que l’on suit Peping, jeune marié et aspirant policier étudiant la criminologie. La caméra à l’épaule urgente de Mendoza saisit la vitalité ambiante sous tous les angles : il y a ce mariage civil, bureaucratique et un peu bordélique. Il y a ce cours de futurs flics plutôt dissipés. Il y a surtout la bande sonore, caractéristique du cinéaste, un tapis cacophonique prégnant de cris et de voitures. Une vie précaire, chaotique mais grouillante, lumineuse. Peping pense surtout à nourrir sa famille et ne cille pas lorsque son professeur demande : “Pour examiner un crime, vaut-il mieux être dehors et regarder dedans ou être dedans et regarder dehors ?” Question pratique à la “Les Experts : Manille” qui va déterminer le cours de Kinatay dans sa mise en scène et les affres moraux de Peping. Un ami lui propose un travail bien payé : accompagner un groupe de policiers pour “punir” Madonna, prostituée junkie. S’ensuit l’enlèvement de la victime et une longue virée en van, filmée en HD dans une semi-obscurité boueuse, striée par les regards inquiets de Peping, les suppliques de Madonna et une bande-son cette fois musicale, industrielle, métallique. Dans Serbis, un cinéma porno était filmé tel un ventre maternel à la pénombre apaisante. Kinatay – qui signifie “boucherie” en philippin – sera un éventrement littéral et une leçon de ténèbres, culminant dans le viol collectif et le massacre de Madonna. L’enfer se déploie, servi par le temps réel mendozien, mais avec la distance requise lui évitant de sombrer dans le snuff movie – quelque part entre l’hystérie de L’Année des treize lunes de Fassbinder (la scène de l’abattoir) et l’hébétude d’après le crime de La Dernière Maison sur la gauche chez Peping, spectateur (Peping = peeping = voyeur ?) impuissant.
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La barbarie de Kinatay impressionne surtout car elle n’a rien d’un accident dans la filmo organique de Mendoza. Elle s’inscrit avec une déconcertante aisance chez un cinéaste préoccupé par la marchandisation et réification des corps, qu’il s’agisse des enfants adoptés de John John, des passes de Serbis et du Masseur ou des arrangements sur le dos des morts de son prochain film Lola. On les paie, quoi de plus logique ensuite que casser, profaner. Mendoza nous disait que “l’obsession de survivre” définissait en partie les Philippines : le cinéaste assène ce trait et le prix à en payer avec une rare violence, chargeant les policiers corrompus, chargeant (un peu lourdement) en symboles religieux vite inutiles (le poster de Jésus dans la chambre de Madonna). Mais c’est moins le moralisme qui frappe que la trivialité du massacre, que les flics vont noyer dans un bol de nouilles avalé au petit matin, et qu’accepte Peping, les yeux exorbités certes. Mendoza a peut-être signé le meilleur film d’horreur de l’année, renvoyant les Saw à Fort Boyaux à leurs études, avec très peu de moyens et une prise abrasive sur le réel. A la question du prof de criminologie, oui, on peut être dans et hors du crime : réponse glaçante du cinéaste à la déshumanisation, aux Philippines ou ailleurs.
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