Après le très beau Sonatine, Takeshi Kitano revient avec un film intime et grave sur les errements de l’adolescence. En s’attachant aux destins croisés de quelques gosses de Tokyo, Kids return met au jour des impasses narratives tout en militant pour l’importance de l’artiste, seul véritable extralucide au sein d’une société figée. Sixième film de […]
Après le très beau Sonatine, Takeshi Kitano revient avec un film intime et grave sur les errements de l’adolescence. En s’attachant aux destins croisés de quelques gosses de Tokyo, Kids return met au jour des impasses narratives tout en militant pour l’importance de l’artiste, seul véritable extralucide au sein d’une société figée.
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Sixième film de Takeshi Kitano, Kids return n’est que le second à être distribué en France. Moins immédiatement charmeur que Sonatine, plus éloigné du travail spécifique sur un genre bien répertorié (le film de yakuzas), Kids return souffre parfois de son apparence sèche et théorique. Pourtant, sous un aspect rigoureusement symétrique, il dissimule une architecture tout en nuances, un foisonnement souterrain, un nid d’intrigues parfois à peine esquissées et qui s’insinuent à travers les mailles du filet narratif. En suivant deux personnages principaux, et en campant quelques silhouettes fondamentales, Kitano embrasse des ensembles nets et une masse de sous-ensembles flous, au gré de digressions qui ne doivent rien au hasard et tout à la vision englobante d’un cinéaste parvenu à une totale maîtrise de son art. Pour prendre un exemple, on n’avait plus vu d’aussi subtils flash-backs depuis Antonioni et Identification d’une femme. Et il faut une attention soutenue pour saisir toutes les ramifications d’un film qui se livre moins facilement qu’il n’en a l’air. Toujours aussi farceur, Kitano reste le grand organisateur de divertissements qu’il incarnait dans Sonatine. Avec Kids return, il a ordonné un puzzle dont il a soigneusement caché quelques pièces essentielles. La difficulté qu’on éprouve à les trouver ne fait qu’annoncer le plaisir de les assembler, enfin. Après les jeux de plage infantiles et mélancoliques (Sonatine), Kitano invente le rébus adolescent désespéré.
Très logiquement donc, le premier plan du film est aussi le plus mystérieux : vu des coulisses, un duo de manzaï tente d’amuser le public. Parenthèse. Le manzaï est une tradition comique japonaise où l’un fait le gentil et l’autre, le méchant. Kitano l’a longtemps pratiqué lui-même, au sein d’un célèbre tandem comique, The Beats, très populaire au Japon et qui lui vaudra son surnom de « Beat ». Fin de la parenthèse. Il faudra attendre la toute fin du film et deux visions plutôt qu’une pour saisir la signification secrète de cet étrange début. Simple, mais seulement en apparence, bien bouclé sur lui-même, mais en empruntant de tortueux raccourcis, Kids return n’est en fait rempli que de trous d’air, comme si Kitano était parti d’un canevas sommaire (les destins croisés de deux lycéens rebelles) et l’avait peu à peu complexifié en cours de route. Polyphonique et lacunaire, c’est pourtant le film le plus ouvertement autobiographique de l’auteur de Sonatine. En refaisant le chemin à l’envers, en se penchant sur l’indécision de son adolescence, Kitano donne un prologue tardif à ses histoires de yakuzas mélancoliques. Kids return résonne comme une mise à nu des racines du mal, une évocation douce-amère de l’origine des désastres de l’âge adulte. Kitano remonte à la source et éclaire d’un jour nouveau ses films précédents.
Unis comme les doigts de la main, Shinji et Masaru ne cessent de défier leurs professeurs et leurs camarades de classe. Pour améliorer l’ordinaire, payer leurs consommations au café du coin et se croire maîtres d’un monde qui les refuse, ils n’hésitent pas à racketter les faibles et les peureux. Tyrans minuscules d’un fief de pacotille, ils règnent par la terreur. Nouveaux gosses de Tokyo, lointains cousins de ceux d’Ozu, grandis comme eux dans l’indifférence et la solitude, ces petites frappes essaient d’apporter un peu de couleur et de vie à un système scolaire aussi sombre et triste que leurs uniformes. Grand peintre des microcosmes sociaux que ce soit la police (Violent cop, son premier film), la pègre (Boiling point et Sonatine) ou le sport (le surf dans A Scene at the sea) , Kitano en fait des condensés radicaux de la société tout entière. En s’attardant longuement sur leurs règles et leurs particularismes, il les présente comme les modèles réduits et aiguisés de dysfonctionnements plus généraux. Qu’on choisisse tel milieu ou tel autre, qu’on opte pour la marge ou la norme, le même échec sera au bout du chemin. Situé pendant « l’âge des possibles » (pour reprendre le titre du beau film de Pascale Ferran), Kids return en énumère trois (quatre en fait, nous y reviendrons) et les renvoie dos à dos, comme autant de leurres porteurs de mort. Si les itinéraires sont multiples, la destination reste unique et sans issue.
Subordonnée aux impératifs économiques (il s’agit de former une main-d’œuvre docile, prête à rejoindre la grande armée des producteurs-consommateurs), l’école est la plus grande de ces institutions mortifères qu’aime décrire Kitano, un lieu d’oppression constante et de nivellement par le bas. Pour s’en échapper, il faut à tout prix se singulariser, par une violence encore plus grande. Jusqu’au jour où un « pigeon » se rebelle et fait corriger Masaru, le leader naturel du duo infernal. Alors, pour répondre à la mise en échec de leur système primitif, les compères entreprennent d’en apprendre un plus perfectionné : la boxe. La salle d’entraînement est un nouveau monde clos sur lui-même, où on vous enseigne à la fois les codes à respecter pour espérer vaincre l’adversaire (pas d’alcool, pas de cigarettes, un entraînement morne et épuisant) en même temps que leur indispensable transgression (le coup de coude dévastateur). Commence alors la partie la plus impressionnante du film, celle où Kitano fait montre d’une attention maniaque aux gestes et aux objets du « noble art ». Tel un Bresson des rings, il parvient à capter chaque direct, chaque crochet avec une exactitude qui force l’admiration. Soumise au regard perçant de Kitano, la boxe cesse soudain d’être un cliché cinématographique usé jusqu’à la corde. En filmant inlassablement la répétition infinie des mêmes combinaisons, Kitano lui rend toute sa violence techniciste, toute sa lourdeur physique. Comme à l’école, une sélection finit par s’opérer : Shinji est doué, Masaru est médiocre. Il lui faut partir vers un autre rêve de puissance et de gloire, vers un autre écosystème aussi strictement hiérarchisé mais encore plus figé dans ses rites que le précédent. Il se tourne vers la pègre.
Pour l’un comme pour l’autre, pour celui qui veut devenir un champion comme pour celui qui s’imagine déjà en caïd, la chute sera aussi rapide que l’ascension. C’est que toute marginalité, qu’elle prenne les formes de la gloire sportive ou de la criminalité institutionnelle, engendre fatalement sa propre norme. De la même façon que la norme (un travail stable, la constitution d’une famille : c’est le choix d’un personnage seulement entraperçu et d’autant plus bouleversant) ne fait que camoufler ses vices productivistes qui conduisent à la marginalité absolue, la complète solitude affective. Le boxeur débutant, l’apprenti yakuza et le salarié sans histoire feront la même douloureuse expérience. En cherchant à mettre brutalement fin à leur jeunesse, en singeant des attitudes et en adoptant des modèles préétablis, ils croient approcher la vraie vie alors qu’il leur faudrait l’inventer. Si la sanction finale est terrible, elle est à l’image du renoncement initial.
Créateur de formes nouvelles plutôt qu’utilisateur nostalgique de genres épuisés, Kitano prend prétexte des trois tentatives distinctes de ses malheureux héros pour critiquer l’infinie paresse de ses pairs en cinéma. Les impasses à éviter sont bien « le film de mafia » (voir, de l’autre côté du Pacifique, le lamentable Donnie Brasco), « l’épopée sportive » (tous les Rocky du monde) et « le film de dénonciation sociale » (les Ken Loach de tout poil feraient bien d’écouter le message). Tout en présentant la très prévisible et très pitoyable destinée de ces sous-genres, Kitano fait une véritable proposition de cinéma sur le registre de la confession chuchotée. Oui, il a bien failli devenir boxeur si sa mère ne l’avait pas supplié d’arrêter ; oui, il a bien failli devenir yakuza si la fascination avait été plus forte que la raison ; oui, il a bien failli devenir une de ces anonymes fourmis nippones qu’aimait tant Madame Cresson.
Mais voilà, Takeshi Kitano est devenu acteur. Au lieu de greffer sur son corps d’adolescent de pauvres mirages d’ambition, il a choisi d’être un bouffon, « Beat » celui qui fait mine d’adopter tous les exemples disponibles et toutes leurs attitudes, afin de mieux faire ressortir leurs ridicules et leurs dangers. Il est devenu le sceptique par excellence et a préféré ne pas trop y croire plutôt que de crever d’y avoir trop cru.
Déjà immense comédien, reflet à peine déformé d’une société où l’air se raréfie, il lui restera à passer à la réalisation pour affirmer son trait et étudier au plus près les processus de dégradation que ne manque pas d’entraîner une croyance aveugle en des modèles déposés. Film le plus achevé, car le plus ample et le plus synthétique, sur les variations d’un même échec, Kids return crache le morceau et montre un seul succès pour trois catastrophes. C’est le sens de ce fameux premier plan qui revient à la fin du film, quand les deux lycéens timides qui se faisaient sadiser par ceux qui se croyaient forts affrontent le public sous le regard inquiet de leur camarade rouquin, promu imprésario. A force d’observation et de travail, de patience et de modestie, eux seuls sont parvenus à survivre au passage à l’âge adulte tout en préservant l’esprit d’enfance. Ni dupes ni désenchantés, ils ont acquis les clés du monde en le donnant en spectacle. Comme eux, Takeshi « Beat » Kitano revient de loin. Il tire ici la superbe leçon d’un long et périlleux voyage.
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