Le sexe chez les ados au temps du sida : le sujet de Kids a déjà soulevé son lot de polémiques. Pourtant, avec ce premier film réalisé à 50 ans passés, le célèbre photographe Larry Clark dépasse le cadre de la maladie pour dresser le portrait d’une génération sacrifiée. Appréhendant le sida comme un Vietnam […]
Le sexe chez les ados au temps du sida : le sujet de Kids a déjà soulevé son lot de polémiques. Pourtant, avec ce premier film réalisé à 50 ans passés, le célèbre photographe Larry Clark dépasse le cadre de la maladie pour dresser le portrait d’une génération sacrifiée. Appréhendant le sida comme un Vietnam d’aujourd’hui, Clark trace aussi en contrepoint sa propre autobiographie.
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A trop prendre Kids à la lettre, on risquerait d’aimer le film pour de mauvaises raisons et de s’enfermer dans un débat entre partisans et opposants du film qui, in fine, ne dirait rien du film de Larry Clark. Il n’y a pas tellement lieu de s’étonner devant les gamins de Kids, et d’ouvrir les yeux avec effarement devant leur comportement. Il ne peut pas y avoir de scandale autour de Kids. Ce serait oublier que Los Olvidados de Buñuel, Graine de violence de Richard Brooks, Les 400 coups de Truffaut et Over the edge de Jonathan Kaplan sont déjà passés par là, mettant à mal l’assimilation trop rapide entre jeunesse et innocence. Kids ne peut pas non plus se réduire à un publi-reportage sur le sida : son sujet l’y porte un adolescent séropositif qui ne fait l’amour qu’avec des vierges, leur refilant du coup le virus mais l’ambition de Larry Clark dépasse largement le simple cadre de la maladie pour dresser le portrait d’une génération. Que Clark y réussisse ou non est un autre problème, mais Kids n’a de toute façon rien d’un produit estampillé ministère de la Santé où des adolescents définis comme des repoussoirs donneraient l’exemple à ne pas suivre. Il faudrait plutôt y voir un lointain descendant de Tom Sawyer de Mark Twain, L’Attrape-cœur de Salinger, Moins que zéro de Bret Easton Ellis, ou plus récemment De si beaux lendemains de Russell Banks, c’est-à-dire une de ces œuvres typiquement américaines dont l’ambition est de s’attaquer au paradis perdu de la jeunesse, ou plutôt à l’enfer qu’elle n’a jamais cessé d’être. « Je suis fasciné par les gamins qui font du skateboard, raconte Larry Clark. J’ai beaucoup traîné à Los Angeles, San Francisco et New York. Il n’y a, en gros, que du béton là-bas, c’est un terrain formidable pour le skateboarder. Un des avantages du skate tient au fait que les parents en sont exclus. Un jour, j’ai rencontré un skateboarder qui voulait devenir photographe. Je lui ai alors conseillé de ne pas s’en tenir aux skateboarders, mais de photographier aussi des gens de son âge en train de boire, de faire la fête ou de sortir avec des filles. Deux ans plus tard, il était devenu l’un des photographes les plus célèbres du monde du skate. Il m’a introduit dans ce monde : « Larry est OK », leur disait-il. Il a suffi que je montre mon travail pour que je sois accepté. Durant les six mois passés avec eux, je me suis aperçu qu’ils parlaient toujours de safe sex, les poches bourrées de préservatifs, me confiant qu’ils n’ignoraient rien du sida grâce aux incessantes campagnes d’information sur la maladie. Mais je me suis rendu compte qu’aucun n’utilisait de préservatif. Ils se sentaient mal à l’aise avec les capotes. Un des types que je côtoyais semblait avoir trouvé le moyen de concilier le safe sex et l’absence de protection en ne faisant l’amour qu’avec des vierges. Il commençait par faire du charme à la fille cela prenait une semaine, un mois, parfois six mais il finissait par se la faire. Je lui ai alors demandé « Très bien, tu ne choperas rien avec la fille, mais que fais-tu si tu la mets enceinte ? », la réponse était toujours la même : « C’est impossible, une chose pareille ne peut pas se produire » ou alors « J’en n’ai rien à foutre, la fille pourra toujours se faire avorter. » J’ai vu un tas de filles se faire avorter. J’en connais une en particulier : à 16 ans, elle s’était fait mettre enceinte deux fois dans l’année. J’ai donc peu à peu abandonné l’idée de mon film sur les skaters pour me consacrer à cette histoire de garçon qui ne fait l’amour qu’avec des vierges. Je voulais aussi montrer le mode de vie de ces gamins : ils boivent, prennent de la drogue, s’amusent, sans que leurs parents soient au courant de quoi que ce soit. Un des skaters que je fréquentais, Harmony Korine, avait écrit un script sur ce que je viens de vous raconter. J’étais impressionné de voir un garçon aussi jeune écrire un si bon script. J’ai tout de suite tenu à l’adapter. »
Replacée dans cette perspective, on comprend mieux l’ambition de Clark : échapper à la surenchère du genre « la jeunesse que je décris n’a jamais été aussi pourrie » et décrire le sida comme l’un des dangers mortels se dressant sur la route d’une génération, comparable à la drogue, à la délinquance, au Vietnam où il a d’ailleurs combattu, manquant d’y laisser plusieurs fois sa peau. Car si l’on peut dresser une analogie, elle est bien entre ce groupe d’adolescents déambulant dans New York, fort de ses certitudes et pathétique de naïveté, et la guerre du Vietnam. « Curieusement, la génération d’aujourd’hui ressemble beaucoup à la mienne. A mon époque, Eisenhower était Président, la télévision faisait son apparition et l’Amérique ressemblait à une tranche de pain de mie bien fraîche où les termes de teenage sex, teenage drug, teenage drinking étaient bannis. Tout était bien lisse, personne ne pouvait imaginer qu’un père batte ses enfants ou couche avec. Pourtant, j’ai été témoin de pareilles choses : le père et le frère d’une de mes amies avaient couché de force avec elle, un autre de mes amis avait des parents drogués et alcooliques. Aucun journal, aucun film ne parlait de cette réalité. Le langage de la génération d’aujourd’hui a beaucoup changé par rapport à mon époque. Les garçons sont beaucoup plus directs avec les filles dans leurs apostrophes : « Viens me sucer, petite salope », « J’ai la gaule, viens me soulager » et les filles ont des réponses du même registre. Cela peut sembler choquant pour un adulte, mais il s’agit en réalité de mots de bienvenue qui vont à l’inverse de ce qu’ils semblent dire. C’est comme dire « Comment vas-tu ? »
Larry Clark enlève au sida sa dimension morale pour le mettre du côté du hasard et de l’arbitraire, comparable à l’éclat d’un obus que ses propres copains pouvaient se ramasser sur la tronche en pleine jungle. C’est sans doute là l’aspect le plus marquant de Kids. En pointant l’aspect le plus aléatoire du sida une fille le chope alors qu’elle n’a fait l’amour qu’une fois dans sa vie, une autre s’en sort après avoir eu des rapports sans protection avec différents partenaires , Clark coupe court à toute spéculation. Dans Philadelphia, Jonathan Demme faisait, à travers le personnage joué par Tom Hanks, la distinction dégueulasse entre un sida juste et un sida injuste, le virus contracté par Hanks apparaissant comme injuste puisque celui-ci n’avait trompé qu’une fois son amant (dans un ciné porno de surcroît !). Clark en fait une maladie con et, du coup, très inquiétante. Il ne faut pas chercher plus loin la ressemblance entre Clark et ses personnages, entre un type qui a bien dû passer dix ans de sa vie à se piquer et se demande depuis comment il a fait pour ne pas attraper le sida ou mourir d’une overdose, et cette grappe de gamins marchant comme lui sur la corde raide. « Nous vivons une autre époque aujourd’hui, nous sommes bombardés de films et de soap-operas où les acteurs baisent à tout va, boivent jusqu’à plus soif et se droguent à s’en faire péter les veines. Demi Moore peut dire à Michael Douglas « Suce ma bite » et pourtant, on continue à dire aux adolescents « Ne baisez pas, ne commettez pas d’abus. » Mais bien sûr qu’ils ont envie de baiser, pourquoi s’en priveraient-ils ? Seulement, ils adoptent une attitude cynique en la matière. Lorsque vous êtes gamin, vous faites toujours le contraire de ce qu’on vous demande. »
Avec une carrière de photographe entamée dès le plus jeune âge il assistait sa mère spécialisée dans les photos de nouveau-nés , Clark s’est fait, en trois recueils (Tulsa, sur l’univers des drogués de sa ville natale, Teenage lust sur un adolescent prostitué portoricain à New York, The Perfect childhood composé de clichés d’adolescents nus en train de faire l’amour et de coupures de presse sur des adolescents coupables de meurtre), l’explorateur et l’anthropologue d’une jeunesse flétrie que seul un visage lisse semble distinguer du monde adulte. « On va dire que je « romantise » le mode de vie de ces gamins, ou que je cherche à montrer des corps d’adolescents. Quelqu’un m’a dit que mon livre sur Tulsa faisait l’apologie de la drogue, mais depuis quand des photos de bébés morts font de la publicité pour la drogue ? Maintenant, on me sort que je fais l’apologie de ces gamins dans mon film, mais merde ! montrer une fille séropositive, ce n’est pas ce que j’appelle être complaisant vis-à-vis de ces gamins, alors qu’on me foute la paix ! Je montre les choses comme elles se passent. » Il est pourtant difficile de passer à côté de l’obsession de Clark pour les torses nus de jeunes garçons, une fascination encore sensible dans bien des scènes de Kids et sans rapport évident avec le sujet traité. Dans The Perfect childhood, Clark se définissait à la fois comme artiste et criminel, agitant alors son passé de tueur qui l’avait envoyé directement au pénitencier après avoir descendu un type. Clark ne croit manifestement plus à l’innocence, que ce soit la sienne ou celle des gamins qu’il filme. Il ne croit pas non plus très fort à sa mission d’anthropologue. Kids serait plutôt l’autobiographie masquée d’un homme trop vite rattrapé par les ans, faisant de ces gamins des excroissances juvéniles de sa personne, pour dresser derrière leur visage son portrait d’artiste en jeune homme.
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