De moins en moins acteur de blockbuster, Keanu Reeves est devenu le producteur d’un doc sur le cinéma à l’ère numérique. Rencontre avec une icône.
On peut sans peine imaginer Keanu Reeves faire un tas de choses – surfer des vagues géantes un jour de tempête (Point Break), arrêter des balles avec la paume de sa main (Matrix), communiquer par télépathie avec des pigeons grâce à un sandwich au jambon (« Sad Keanu ») -, mais le voir présenter, en tant que producteur, un documentaire sur la révolution numérique dans le cinéma relevait de la science-fiction. C’est pourtant ce qui se produit en février 2012, lorsqu’au festival de Berlin il vient défendre Side by Side, passionnant travail sur les métamorphoses d’un art, les plus profondes que celui-ci n’ait jamais connues.
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Resté inédit depuis cette présentation, le film (réalisé par Christopher Kenneally) est désormais disponible sur iTunes*, et c’est à cette occasion que le Champs-Elysées Film Festival a convié l’acteur, producteur, mais aussi réalisateur (Man of Tai Chi, sorti en France en avril dernier), à débattre lors d’une masterclass.
S’il fut grâce à Matrix l’un des visages les plus couramment associés à la transformation de chaque parcelle de nos vies en suites de 0 et de 1, Keanu Reeves n’était pas forcément attendu sur ce terrain-là. Lui-même ne paraît plus très bien se souvenir des raisons pour lesquelles il s’est lancé dans cette aventure, autrement que « son intérêt depuis toujours pour les aspects techniques du cinéma, la place de la caméra, ses mouvements, les objectifs, la lumière… » L’idée lui serait venue en 2010 :
« Un chef opérateur avec lequel je travaillais est venu me montrer ce qu’il avait tourné avec son tout petit Canon 5D, disponible pour quelques milliers de dollars. J’ai senti que la révolution dont on parlait depuis des années était sur le point de s’achever. J’ai voulu en savoir plus. »
De cette simple curiosité est donc né un documentaire captivant, aussi bien pour les néophytes ne comprenant rien à toutes ces histoires de Red, de montage virtuel, de scan 4K, de DCP et de 3D stéréoscopique, que pour les ciné-technophiles avertis. Les premiers saisiront comment les ordinateurs, entrés par la petite porte des effets spéciaux, se sont peu à peu rendus essentiels à chaque étape de la fabrication et de la distribution d’un film ; les seconds verront défiler les plus prestigieux metteurs en scène (Scorsese, Fincher, Lynch, Cameron, Lucas, les Wachowski, von Trier, Nolan…), chef opérateurs, monteurs et autres techniciens expliquer pourquoi le numérique a bouleversé leur rapport au cinéma, ou pourquoi, au contraire, ils n’abandonneront qu’à regret la pellicule (manque à ce sujet l’éclairage de Quentin « dernier des Mohicans » Tarantino). C’est l’avantage d’être Keanu Reeves : les gens se déplacent pour vous répondre.
« Um… »
Intervieweur jovial, presque bondissant, Keanu Reeves est en revanche beaucoup plus timoré lorsqu’il doit, lui, répondre aux questions. L’oeil un peu torve, la barbe mal taillée et le cheveu hirsute, il arbore sous son blazer un T-shirt à l’effigie d’un tout petit film new-yorkais dans lequel il a joué en 2010 et qui n’est jamais sorti ici, au titre prémonitoire : Generation Um… « Um… », comme les questionnements existentiels sans réponse qu’il se posait continuellement dans Matrix ? « Um… », comme les soupirs qu’il semblait émettre lorsque, seul sur un banc et l’air dépité, il fut pris en photo puis immortalisé en « Sad Keanu » sur internet ? Ou bien « Um… », comme les longues hésitations qu’il marque avant chacune de ses phrases ? Toujours est-il que c’est un Keanu fidèle à sa réputation d’homme taiseux et mystérieux que l’on retrouve ce jour-ci à Paris. Répondant à la plupart de nos questions par quelques syllabes délicieusement murmurées (« yes, no, sure, I don’t know, maybe »), il n’en est pas moins charmant, toujours très poli, capable même de sourires ravageurs – quoique un peu vexants lorsqu’ils viennent comme seule réponse à une question que l’on croyait pertinente…
A propos de Man of Tai Chi, sa première réalisation, sympathique série B d’arts martiaux, il concédera « y avoir pris beaucoup de plaisir », « souhaiter tourner à nouveau un jour mais n’avoir pas encore trouvé d’histoire qui en valait la peine », et, jolie révélation, « s’être inspiré d’Haneke et de Fincher, pour le côté à la fois émotionnel et intellectuel de leur cinéma, ainsi que pour leur mise en scène faussement objective, qui en fait soulève de passionnantes questions sur le point de vue ». Pas mieux.
Sur sa raréfaction des écrans depuis 2008-2009 et ses récents échecs publics (dont 47 Ronin, l’un des plus spectaculaires accidents industriels de l’année dernière), il se contentera d’un flegmatique « on ne peut pas gagner à tous les coups »… Impossible toutefois de lui en tenir rigueur, car Keanu Reeves est au fond le même dans ses films qu’en dehors. Un type qui, lorsque vous lui faites remarquer que son jeu, magnifiquement statique, lui interdit peut-être certains rôles de composition, vous répond : « Je suis d’accord avec vous… Et je ne suis pas d’accord avec vous. C’est très tai chi : le yin et le yang, vous voyez ? » Sourire.
Jacky Goldberg
*Side by Side, 3,70 € en location ou 9,50 € à l’achat sur iTunes
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