Bas les masques. En plongeant une classique histoire de trio amoureux dans un contexte social difficile, Thomas Vincent réussit un premier film fort et subtil : Karnaval ne tombe jamais dans les clichés, le misérabilisme ou la dénonciation facile, par la grâce d’un regard attentif et patient. Tiens, encore un bon film français, encore un […]
Bas les masques. En plongeant une classique histoire de trio amoureux dans un contexte social difficile, Thomas Vincent réussit un premier film fort et subtil : Karnaval ne tombe jamais dans les clichés, le misérabilisme ou la dénonciation facile, par la grâce d’un regard attentif et patient.
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Tiens, encore un bon film français, encore un excellent premier film. De son réalisateur, Thomas Vincent, on ne sait pas grand-chose, sinon qu’il est le fils de parents célèbres (le metteur en scène de théâtre Jean-Pierre et la comédienne Hélène) et qu’il a réalisé auparavant deux courts métrages. Mais on pourrait tout aussi bien ne rien savoir du tout et apprécier à sa juste valeur le talent émergeant de Thomas Vincent, talent ne devant rien à un quelconque piston et certainement pas réductible à une seule affaire d’hérédité.
Karnaval se passe à Dunkerque et raconte l’histoire d’un jeune garagiste, Larbi, qui, suite à une dispute avec son père, décide de tout plaquer pour aller refaire sa vie à Marseille. En traînant une dernière nuit dans les rues de Dunkerque, il rencontre Christian et Béa, couple de prolos qui rentrent du bal complètement soûls. Larbi tombe amoureux de Béa… La trame dramaturgique de Karnaval est archétypale, c’est celle d’innombrables contes, romans et films, c’est a priori la même que celle de Titanic : un prince charmant (le séduisant Larbi) va conquérir sa dulcinée (Béa, à la fois femme forte et femme-enfant), l’arracher à un mariage foireux et à une existence grise (Christian, le mari, est un connard pochetron et raciste). Sauf que le film va s’atteler patiemment à déjouer toutes ces attentes et à retourner les clichés redoutés.
D’abord, Larbi est un homme policé et réservé, loin du cliché espiègle du Beur tchatcheur roi du quartier. Pour Béa aussi, les choses sont moins simplistes que sur le pont du Titanic : certes, elle est séduite et intriguée par la demande de Larbi, certes, elle se dispute souvent avec Christian qui tourne jaloux et violent, mais en même temps, on sent qu’elle aime encore son mari, qu’elle est attachée à sa ville et qu’elle n’est pas complètement mûre pour l’aventure. Pour ce qui est de Christian et de ses copains fêtards, Thomas Vincent arrive à dévoiler leur beauferie et leur racisme larvé sans les juger et sans les mépriser, sans les condamner ni les justifier. Ce tour de finesse est réussi à la fois grâce au scénario (Thomas Vincent et Maxime Sassier) et au regard du cinéaste. Car si Vincent montre quelques aigreurs racistes minables, il montre surtout que Larbi et les dockers dunkerquois sont solidaires en classe sociale et que ceux qui les écrasent sont au-dessus d’eux (bourgeois, patrons…). Cette petite leçon de chose politique est administrée non comme une leçon mais comme un film, par la grâce de la fiction.
Mais là où Thomas Vincent prouve au mieux qu’il est un authentique cinéaste, qu’il a de la patience, une vraie force de regard et le sens des durées, c’est dans les longues séquences de carnaval. Loin de se limiter à une simple toile de fond, le carnaval de Dunkerque est à Vincent ce que Monument Valley était à Ford (toutes proportions gardées) : un contexte digne d’être regardé, un « décor » auquel il faut accorder autant de temps et d’attention qu’à « l’action ». « Le contexte du carnaval, explique Thomas Vincent, est comme un prisme qui magnifie les relations à l’intérieur du trio des personnages principaux. C’est un contexte passionnant : le travestissement des corps démasque les âmes. » Sans cette fête dunkerquoise, Karnaval ne serait qu’une simple histoire de trio adultérin avec filigrane social et ce serait déjà un film très correct, subtil, non réductible à l’énoncé de son synopsis. Avec le carnaval, les choses prennent une tout autre ampleur, la fiction se déploie dans un écrin documentaire qui à la fois l’englobe et la rehausse, la décuple et la dépasse.
Thomas Vincent filme au plus près les scènes d’allégresse collective, les beuveries fraternelles et les chants populaires, imprimant à son film une étrange énergie, une force physique galvanisante. A la sortie, on n’a qu’une envie : gigoter en chantant à tue-tête le Ouch ouch ouch. Les couleurs et le mouvement festif du carnaval permettent aussi au film d’éviter un naturalisme un peu grisâtre lié à son sujet et à sa géographie et lui confèrent parfois de surprenants éclats surréels poésie d’autant plus belle qu’elle ne résulte pas d’une volonté appuyée du réalisateur mais du simple enregistrement de la réalité : témoin, le superbe plan-séquence d’ouverture, très onirique au début, quand de mystérieuses créatures marchent au milieu de dunes désertes, avant qu’un travelling circulaire nous informe que l’on est plus prosaïquement en ville, pendant un carnaval.
La grande réussite de Karnaval est l’articulation parfaite entre sa part documentaire et sa part fictionnelle. Car avec ses masques, son jeu sur les identités, sa règle tacite libératoire qui consiste à briser provisoirement les règles et les inhibitions sociales, le carnaval devient le grand miroir symbolique de ce qui se joue entre Larbi, Béa, Christian et ses copains. Pendant quelques jours, les Dunkerquois se maquillent et se déguisent, tentent d’échapper à eux-mêmes (ou d’être enfin eux-mêmes) dans un grand rituel social qui soude la communauté et dévoile les moi profonds. Larbi est le seul personnage de cette affaire qui ne porte pas de masque : pendant une scène, il enfilera juste une perruque qui ne changera pas grand-chose et ne le rendra pas méconnaissable. Avec sa peau basanée, il porte sa différence comme une apparence extérieure permanente qui peut suffire à l’exclure de la communauté. Pour lui, nul besoin de se travestir puisqu’il est déjà l’Autre, irréductible. En revanche, il aimerait bien faire tomber les masques. Le carnaval n’est plus un jeu pour Larbi, mais peut-être le contexte idéal pour faire comprendre à tout le monde qu’il faut savoir dépasser la surface des apparences, rejoignant ainsi le projet même du cinéaste.
A la fin du film, après un patient mitonnage de sa dramaturgie, Thomas Vincent aura déjoué tous les clichés, évité toutes les facilités : Christian ne sera pas aussi haïssable et idiot qu’on le pensait, le prince charmant partira seul, la dulcinée restera avec son mari. Ni frileuse ni réactionnaire, cette conclusion nous semble honnête, respectueuse de la réalité des personnages et des situations, refusant la séduction facile de la convention romanesque. Car il n’y a que dans les romans qu’une femme plaque son légitime (forcément détestable) pour le premier venu (forcément séduisant) ; dans la réalité, il arrive que des époux s’aiment et restent ensemble envers et contre tout, cette option n’étant pas nécessairement plus triste ou conservatrice qu’une autre. Ainsi, malgré les apparences, Karnaval ne se termine pas sur un statu quo désespérant. Entre le début et la fin de cette histoire, chaque protagoniste (joués par les sensationnels Sylvie Testud, Amar Ben Abdallah et Clovis Cornillac) aura avancé et appris quelque chose sur lui-même et sur les autres.
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