Kanzo sensei est un film sur le doute, la folie. Le génie de Imamura montre la chaotique complexité du monde à travers une forme ordonnée et épurée. Comme toujours chez Imamura, trois sphères sont embrassées dans un même mouvement : l’historique (la fin de la guerre et la pantomime tragique d’un Japon d’autant plus militarisé […]
Kanzo sensei est un film sur le doute, la folie. Le génie de Imamura montre la chaotique complexité du monde à travers une forme ordonnée et épurée.
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Comme toujours chez Imamura, trois sphères sont embrassées dans un même mouvement : l’historique (la fin de la guerre et la pantomime tragique d’un Japon d’autant plus militarisé qu’il se sait déjà défait), la collective (avec les réseaux d’arrangements et les conflits d’intérêts grotesques d’une petite communauté qui tente de survivre) et l’individuelle (chacun poursuit son idée fixe et vitale).
Au sein de cette fresque à échelle réduite, le docteur Akagi fait office de routine et de régulation : on le voit courir d’une hépatite à une autre, on vient aussi le consulter pour régler quelques menus problèmes relationnels (« Mon fils est amoureux d’une putain ! »). C’est une silhouette qui fait lien, qui rassure plus qu’elle n’inquiète. D’autant qu’Akagi clame haut et fort ses certitudes d’humble médecin de famille. Mais cet homme cache son ambition d’accéder à la reconnaissance, voire à la gloire, et dissimule un tourment incontrôlable, le désir de voir. C’est donc un pur obsessionnel, moqué et suspecté comme tel, qui cache tant bien que mal sa folie intime sous des diagnostics routiniers (« C’est le foie ! ») et des principes pragmatiques (sauver ce qui peut l’être). S’il se garde de tout moralisme, s’il sait que le monde et les hommes sont gris, il lui faut imposer coûte que coûte sa grande idée : sauver le monde de l’hépatite.
Avec ce personnage plus tourmenté et complexe qu’il n’en a l’air, Imamura se lance dans un éloge paradoxal du radotage comme forme de lucidité parcellaire en même temps qu’il dessine un autoportrait drolatique et sans complaisance de l’artiste en vieux monomaniaque.
Sensible aux applaudissements compassés de ses pairs (Cannes ?) mais sourd aux sincères avances amoureuses de la petite pute-pêcheuse qu’il a recueillie sous son toit, Akagi enfonce son clou sans s’apercevoir que la planche est sur le point de se briser et que le désastre final approche. Le fait qu’il emploie la lampe à arc d’un projecteur de cinéma pour mettre au jour le microbe fatal pourrait rendre la fable insistante, mais Imamura prend soin de montrer que cette soudaine clarté scientiste précipite la perte du prisonnier évadé et compromet toute l’entreprise de révélation. Surtout, il a eu grand soin de rapprocher cette expérience clandestine de celle d’un vilain militaire, disciple sans le savoir de Bataille, qui utilise une lampe pour fixer sur la pellicule l’instant crucial où un oeuf est expulsé du vagin de Sonoko, la fille qui aimerait qu’on cesse de lui demander de se vendre. Si la folie d’Akagi est plus utile à la collectivité et mieux gérée que celle du pervers, elle relève de la même pulsion scopique et contient la même part d’aveuglement obsessionnel.
Tout le génie d’Imamura réside dans sa volonté de teinter un message apparemment univoque de tels contrepoints ravageurs, et d’apporter les doses nécessaires de doute et d’humour pour contrebalancer l’aspect par trop lénifiant du message humaniste, non pas par volonté hautaine de brouillage gratuit mais pour répondre à l’ambition la plus haute : rendre compte de la terrible complexité du monde sous une forme à la fois complète et épurée, qui ose et réussit tout sans jamais la ramener la séquence de la pluie de papiers par exemple, parfaite rêverie éveillée et objective.
Si Imamura a mis beaucoup de lui-même dans le personnage d’Akagi en le poussant vers l’autocritique constructive, c’est aussi pour le relier à Takuro, le héros de L’Anguille. Comme Akagi parvient à contrôler tant bien que mal sa folie visionnaire pour continuer à dispenser son savoir-soigner, Takuro finissait par accepter sa nature profonde pour en faire une force libérée de sa part destructrice. Comme l’irradiée de Pluie noire acceptait de ne pouvoir se marier et de vivre avec la menace constante de son mal, jusqu’à son départ incertain en ambulance.
Mais pour que les possibles soient au complet, Kanzo sensei contient aussi son non-réconcilié définitif cher à Imamura, construit sur le modèle de l’inoubliable Ken Ogata de La Vengeance est à moi : le médecin morphinomane, ami et complice d’Akagi, qui succombera à son désir de mort en s’immolant dans le faisceau du projecteur des soldats, avec encore la lumière artificielle appréhendée comme piège ultime. A la puissance intacte de cette pulsion destructrice répond la lente unification de la jeune Sonoko, qui saura rééditer le geste mythique de son père (tuer une baleine et l’offrir à l’être aimé) tout en se souvenant du conseil de sa prostituée de mère (« Pas de baise gratis ! »). En optant pour un devenir-bactérie, elle affirme son refus sauvage de toute morale préétablie et entreprend une démarche libératrice, fondée sur un désir assumé et réclamé (« Fessez-moi ! »), typique de la femme imamurienne.
Mais Imamura n’enregistre ni n’oppose des pertes et des gains, pas plus qu’il ne suggère des victoires et des défaites. Son film est bien un traité des passions, pas un précis de morale.
Quand il lui faut achever la figure, le cinéaste conçoit un final grandiose qui prend l’exact contre-pied de la retenue formelle de l’ensemble. En livrant au spectateur la vision d’Akagi, pleine et entière, monstrueuse et sublime, il finit de faire corps avec son personnage tout en se gaussant de sa puissance d’aveuglement. Il ne succombe à la tentation du symbole que pour accéder enfin à la projection en plein jour, à l’aveu d’une folie opérante qui s’inscrit dans le ciel. Synthèse stupéfiante des fantasmes hygiéniques de son héros, le champignon atomique en forme de foie hypertrophié et plein d’humeurs lui masque le désastre atomique en même temps qu’il nous le révèle. Mais ce n’est qu’une image, un leurre de plus, déjà un tableau, presque un Dali période croûte. Imamura possède le grand art de l’ambiguïté féconde.
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