En zébrant son esthétique naïve de noirceur, la cinéaste ébranle l’équilibre d’une famille marginale. Evan Rachel Wood, par son investissement physique insensé, trouve ici son rôle le plus fort.
Old Dolio Dyne est un nom qui claque. Un nom bizarre, c’est certain, mais un nom d’aventurier·ère – une promesse de western ou d’épopée exotique. Dans Kajillionaire, pourtant, c’est le nom d’une jeune femme effacée, renfrognée (Evan Rachel Wood), qui vit, à 30 ans passés, avec ses parents à Los Angeles (Richard Jenkins et Debra Winger).
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Ensemble, ils forment un gang de marginaux·ales étrangement fonctionnel, qui cambriole des boîtes postales au petit bonheur la chance (entre autres larcins pour subvenir à leurs maigres besoins), quand il·elles ne sont pas reclus·es dans leur taudis, à y écumer la substance rosâtre et baveuse qui exsude de leur mur mitoyen d’une usine à bulles.
Voilà pour le décor, résolument surréaliste. On le sait depuis son enthousiasmant premier film, Moi, toi et tous les autres (2005), et son plus ardu deuxième, The Future (2011) : rien de ce qui traverse l’objectif de Miranda July n’est banal. A l’origine une performance artist, elle infuse chacun de ses plans d’une douce dinguerie, appartenant à cette caste de cinéastes (avec Wes Anderson ou Michel Gondry) plus intéressé·es à l’idée de filmer leur monde que le monde.
La cinéaste déploie ainsi son art, instantanément reconnaissable, dans des petits tableaux radicalement imprévisibles (on ne sait jamais quel plan va succéder au précédent), où la drôlerie côtoie sans cesse la tragédie, où le burlesque fricote avec l’absurde.
Un vrai désespoir qui perce à travers le vernis twee
La préciosité que produisent inévitablement de tels dispositifs est heureusement contrée chez July par un courant profond : un vrai désespoir, non feint, non émoussé, qui perce à travers le vernis twee (cette esthétique mignonne, naïve et inoffensive, cristallisée dans la première moitié des années 2010). On n’est au fond pas très loin de l’univers mélancolique de l’auteur de BD Daniel Clowes (Ghost World, David Boring), ne serait-ce que dans la façon de filmer Los Angeles, loin des clichés, presque comme une petite ville de province désaffectée.
Le monde de Miranda July, pour insulaire qu’il soit, reçoit des nouvelles du nôtre – et pas nécessairement les meilleures. Sans que ce soit le sujet premier, la violence du néolibéralisme y est précisément montrée, faisant écho aux récents Une affaire de famille et Parasite, où le tissu familial était là aussi mis en tension par le capitalisme et sa réduction des pauvres à l’état de survivant·es. Sauf que cette famille Dyne, bien qu’apparemment soudée dans sa misère, se révèle en fait pernicieuse – ce qui la différencie donc, en fin de compte, de celles des films de Kore-eda ou de Bong Joon-ho.
Après une première partie joyeusement nébuleuse, le film accompagne son personnage principal dans son douloureux affranchissement
A la suite d’une épiphanie, au moment où l’équilibre du gang est altéré par l’arrivée d’une nouvelle membre (surprenante Gina Rodriguez, surtout connue pour la série Jane the Virgin), Old (Françoise) Dolio se demande si ses parents l’ont jamais aimée, et si elle n’est pas qu’un rouage d’une machine depuis toujours grippée.
Après une première partie joyeusement nébuleuse, le film se resserre alors sur cet enjeu, accompagnant son personnage principal dans son douloureux affranchissement. Et si le film tend à faire du surplace, surprenant moins dans ce second mouvement, il y gagne aussi une épaisseur dramatique qui paie dans les dernières scènes, où il faut toute la finesse d’interprétation de la trop rare Debra Winger et du toujours passionnant Richard Jenkins pour offrir à leurs personnages une planche de salut dans le déshonneur.
Enfant maladroite coincée dans un corps d’adulte acrobate
Mais c’est surtout Evan Rachel Wood qui impressionne tant elle porte magnifiquement le poids du monde sur ses épaules, tout en affirmant, par sa seule présence, qu’un autre est possible. Méconnaissable dans son accoutrement néo-grunge, avec cette tignasse tombante et cette voix artificiellement basse, l’actrice, qui ne nous était jamais apparue aussi puissante, invente ici un langage corporel dont le seul spectacle justifie la vision du film.
Telle une enfant maladroite coincée dans un corps d’adulte acrobate, elle a des allures d’Edward aux mains d’argent qu’on aurait transposé dans un film de Chaplin (Le Kid ou Les Temps modernes). Il fallait bien s’appeler Old Dolio Dyne pour assumer tout ça.
Kajillionaire de Miranda July, avec Evan Rachel Wood, Debra Winger, Richard Jenkins (E.-U., 2019, 1 h 44)
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