Epatante réédition en copie neuve de la version longue et inédite de Kagemusha, l’ombre du guerrier, qui marqua le retour d’Akira Kurosawa au cinéma épique. L’équilibre idéal entre réalisme et perfection plastique.
Ce qui me frappe en revoyant Kagemusha, l’ombre du guerrier (réédité en version longue) pour la première fois depuis sa sortie (1980), c’est que ce qui, à l’époque, m’était apparu comme des défauts est en fait un ensemble d’immenses qualités. Je l’avais trouvé bizarrement imprécis, éteint. La lumière avait quelque chose de crépusculaire, l’image semblait manquer de piqué. Que ce film médiéval aux couleurs ternes, granuleuses, semblait aux antipodes de ceux de Mizoguchi avec leurs noirs et blancs graphiques, leur cadre tranchant et leur cruauté cinglante ! Certes, j’avais été sensible au désordre savant des scènes de combats, à la splendeur des enchevêtrements de lances évoquant certaines peintures de Paolo Uccello. J’avais été saisi par la beauté graphique des batailles, moins par l’intrigue, sans comprendre qu’en renouant avec un genre dont il s’était longtemps éloigné, le film épique, Akira Kurosawa accomplissait une petite révolution copernicienne. Il tournait le dos à la tradition du film en costumes, avec ses clichés, ses décors en toc, sa lumière artificielle.
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Ce qui est bluffant, c’est que le style est consubstantiel au récit lui-même cette histoire de voleur utilisé comme sosie d’un seigneur décédé pour tromper ses ennemis. Un « vulgaire » homme du peuple devient un acteur incarnant un roi. De même, Kurosawa semble filmer vulgairement, presque en amateur (tout est relatif), pour apporter au genre, au jidai geki, un réalisme époustouflant. C’est peut-être le seul film situé au Moyen Age qui ressemble à un reportage, et où la lumière semble découler des aléas du tournage en extérieurs. Voir la scène, vraisemblablement filmée au téléobjectif, où une armée se profile à contre-jour devant le soleil couchant. On sent tout ce que l’expérience de Dersou Ouzala, fiction aux confins du documentaire tournée dans la taïga russe, avait pu apporter au cinéaste.
Seule entorse à ce réalisme : l’emploi immodéré d’une musique à l’occidentale. On croit presque à un moment entendre le thème de La Guerre des étoiles. Comme si Kurosawa avait voulu faire un clin d’œil à George Lucas (coproducteur de Kagemusha), qui lui avait emprunté la trame de La Forteresse cachée pour son space opera. Ce n’est sans doute qu’une impression. Mais ces intestines intrigues de palais, ces complots tortueux, cette espionite aiguë, ces conflits féodaux, évoquent aussi bien L’Attaque des clones ; titre qui lui-même fait curieusement écho à cette histoire du clone du seigneur Shingen.
La différence majeure avec les films de samouraïs de Kurosawa tournés avant Kagemusha, c’est l’abandon de l’humanisme fordien. Proches des conceptions archaïques du théâtre et de la commedia dell’arte, les précédents films épiques du maître assignaient aux paysans la fonction d’amuseurs, en leur confiant des intermèdes bouffons entre deux scènes nobles avec des samouraïs et des aristocrates. Ici, pas question de détendre l’atmosphère avec des farces. Certes, le deus ex machina est un rustre qui effectue un crossover, passant directement du ruisseau au trône, mais ce faisant, il ne fait qu’esquisser quelques gestes familiers qui trahissent ses origines populaires. L’enjeu est précisément de montrer comment l’habit fait le moine, comment ce va-nu-pieds va se glisser dans la peau de son modèle aristocratique et en adopter rapidement la dignité et l’aplomb, trompant même le petit-fils du seigneur mort. Avec Kagemusha, film modèle qui reste dans la ligne shakespearienne de l’œuvre de Kurosawa, mais adopte une facture résolument documentaire, tout un pan du cinéma de genre apparaît soudain affreusement théâtral et artificiel.
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