Si le nouveau film d’Amos Gitai clôt sa triogie sur les villes israeliennes, Kadosh est aussi le premier à montrer le quartier ultra-orthodoxe de Jérusalem, Mea Shearim. C’est à partie de cette enclave échappée du Moyen-Age que l’imposant cinéaste israelien pose un regard acéré sur la réalité de son pays.
Le 13 mai dernier, Kadosh était présenté à Cannes. Il aura ainsi fallu attendre la 52ème édition du Festival pour qu’un film israélien ait les honneurs de la Compétition officielle : en tous points symptomatique de notre méconnaissance d’une cinématographie qui, placée sous le contrôle des services du Premier ministre durant les quinze premières années de l’Etat d’Israël, ne jouit que d’une émancipation artistique récente, et semble encore être considérée là-bas comme un art mineur. Et malgré la présentation cet été à Paris d’un panorama de seize longs métrages, on persiste (mais est-ce un tort ?) à considérer Amos Gitai comme le principal, voire l’unique dépositaire du cinéma israélien.
L’oeuvre et l’artiste en imposent. Arpenter sa profuse filmographie demande du souffle ; en faire le décompte, pas loin de huit mains. Depuis plus de vingt ans, d’Israël, de France, d’Allemagne, du Japon ou des USA, il enchaîne documentaires, journaux filmés, fictions poétiques, interrogeant inlassablement en s’exposant à la polémique, la censure ou l’exil les rapports qui (dés)unissent Israéliens et Palestiniens.
A partir de 1995, changement de cap formel : il s’ouvre à la narration et inaugure une trilogie consacrée aux trois villes phares d’Israël. Elle se clôt avec Kadosh à Jérusalem, qui succède à Tel-Aviv (Devarim) et Haïfa (Yom yom). Architecte de formation, Gitai organise la structure de ses films selon la spécificité, l’âme de la ville, les tourments et trajectoires de ses sujets. Les longs travellings latéraux de Devarim accompagnaient la dérive, dans un Tel-Aviv labyrinthique, de quadragénaires abattus par le soleil et leurs affres existentielles. La distribution éclatée des blocs séquentiels de Yom yom (au point que, lors d’une projection, une confusion dans l’ordre des bobines faillit passer inaperçue) rivalisait avec la dislocation des émois du schizophrène Mosche dans le melting-pot d’Haïfa.
Alors, ancré dans Mea Shearim, le quartier ultra-orthodoxe de Jérusalem où chacun applique dans le dénuement le plus strict les commandements qui régissent la vie de la communauté, Kadosh ne saurait renoncer, dans sa narration comme dans sa mise en scène, à une indéfectible rigueur linéaire et nucléaire, quand bien même il abrite en son sein un mélodrame que n’aurait pas dénigré Fassbinder : deux femmes, deux soeurs dont l’amour est brisé par la Loi. Malka aime Yaakov, qui s’est sciemment mis en dehors de la communauté pour mener une carrière de chanteur. Elle se verra intimer l’ordre par sa famille d’épouser Yossef, l’assistant du rabbin. Rivka est depuis dix ans mariée à Meir, mais le couple n’a pas d’enfant. Sa prétendue stérilité fait de Rivka une femme morte, un instrument inutile ; Meir doit la répudier pour en épouser une autre puisqu' »un homme sans descendance déchire une page de la Torah ».
S’il est une chose que Gitai ne peut répudier, c’est sa fibre de documentariste. Quand il filme le cérémonial du réveil de Meir ou d’autres témoignages de la vie communautaire, c’est avec un sens aigu de la distance et un réel respect des rites. Certes, au fil des séquences, il rompt ce devoir de réserve et affirme sa position de cinéaste engagé, en vient à brocarder la figure rustre, violente, fanatique et caractérielle de Yossef ou à se faire l’écho des protestations de Malka. Sans pour autant jouer cette rébellion contre la résignation de la soeur aînée. La scène de l’abandon de Rivka évoque d’ailleurs irrésistiblement Le Livre d’Esther, ce sublime tableau du Comment je me suis disputé de Desplechin qui reste, magnifié par le don d’Emmanuelle Devos, la quintessence du portrait de femme dans le cinéma moderne.
Il serait pour autant hâtif de voir en Kadosh un tribut pro-féministe. Si, lors du mariage, il évacue dans les tréfonds du plan la liesse de l’assemblée masculine au profit de la désagrégation de l’épouse, Gitai se range moins du côté des femmes que de celui des corps. La résistance s’organisera dans la revendication érotique, qu’il s’agisse des caresses de Rivka face au miroir ou de l’abandon de Malka dans les bras de Yaakov.
Devarim l’avait initié, Kadosh en est la lumineuse confirmation : Gitai est probablement, depuis l’Antonioni d’Identification d’une femme, le seul à redonner toute sa noblesse aux scènes d’amour. Le suicide charnel de Rivka, épuisée à force de ne pas trouver de havre où faire resplendir son amour, annihilera tous vos doutes. Que cette ode à la sensualité comme forme de lutte contre tout dogmatisme puisse vibrer dans un écrin d’une telle austérité n’en rend que plus indispensable Amos Gitai dans le paysage cinématographique et politique actuel.
Ta trilogie est-elle un portrait très pessimiste d’Israël ?
Amos Gitai La trilogie m’a amené à regarder l’Israël contemporain ; non pas le mythe, mais la réalité des années 90, ce qui a été fascinant pour moi. Je la vois comme un regard aussi précis que possible sur trois microcosmes. Israël est tellement bombardé d’images médiatiques qu’il me semble important, quand on fait une fiction, de se concentrer au contraire sur de petits groupes et de dessiner une géométrie des relations intimes. Mais non, je ne suis pas pessimiste sur Israël. Il y a juste des problèmes qu’il faut évoquer. Israël va rester une société ouverte qui reste à définir. Ses frontières externes ou internes ne sont pas réellement définies, c’est ce qui est passionnant. J’essaie d’être le témoin de ce pays en perpétuel bouleversement.
Pourquoi avoir choisi de situer Kadosh à Mea Shearim, quartier ultrareligieux de Jérusalem ?
Mea Shearim est un cas exceptionnel, même pour une ville comme Jérusalem : un groupe de gens a décidé de vivre là, dans une architecture ancienne préservée, comme vivaient les Juifs d’Europe centrale aux16ème, 17ème, 18ème siècles. Je trouve cette approche assez touchante, j’avais très envie d’explorer ce mode de vie, et aussi l’organisation de l’espace dans ce genre de lieu. La conception particulièrement anarchique des synagogues, par exemple, où l’on peut voir deux personnes qui discutent du Talmud dans un coin, pendant que quelqu’un d’autre dort, la Torah posée à côté d’une machine à café… C’est un mélange que je trouve accueillant.
Kadosh est le premier film israélien tourné dans ce quartier, où les gens sont hostiles à l’image. Comment as-tu obtenu les autorisations ?
Ce n’était pas une question d’autorisation. Israël n’est pas comme Paris ou les Etats-Unis. On peut tourner dans un espace public sans procédure administrative. Je suis allé voir le grand rabbin de la communauté d’origine hongroise de Mea Shearim, il m’a montré le quartier, m’a dit que les habitants étaient contre l’image, contre le cinéma et la télévision, il était très clair. J’ai été aussi clair en lui disant que j’étais un laïc, un cinéaste, et que je voulais situer une histoire dans ce quartier. Il a été hésitant, il m’a répondu oui et non. On a commencé par louer un magasin dans la rue principale on le voit dans quelques scènes au début du film et ça nous a donné une base à partir de laquelle rayonner. Le seul incident réel, c’est qu’un jour un religieux a carrément mis son chapeau sur l’objectif du chef-opérateur Renato Berta. Mais à part ça, on a eu très peu de problèmes. Les gens étaient même plutôt accueillants. On pouvait entrer dans des maisons privées, dans les synagogues. On avait des conversations fascinantes. Une fois, deux interlocuteurs se demandaient si le châle de prière fabriqué par une main-d’oeuvre non croyante était quand même valable pour l’acte religieux. Si le châle est fabriqué à Taiwan, est-ce que ça compte ? Comme dans la dialectique talmudique, l’un répondait oui, l’autre non. Ce qui me fascine dans le Talmud, c’est que la thématique est souvent très étroite, et le débat n’est que pure dialectique. La discussion peut aller jusqu’à l’absurde, comme dans la scène sur le thé dans le film. Ces débats étaient comme des exercices de l’esprit, des exercices pour muscler le cerveau à partir de cas très prosaïques. On sent que ces textes ont été créés par des communautés pauvres. Dans la seconde partie du 20ème siècle, des Juifs sont devenus plus bourgeois et urbains et, pour eux, c’est parfois difficile de comprendre le sens des discussions talmudiques.
Quel était ton état d’esprit vis-à-vis des ultrareligieux en entreprenant ce film ?
Mon point de vue était double. J’avais envie d’une part de donner une image précise, crédible, articulée, de cette communauté ; d’autre part d’y inclure les questions qui me troublent. Et je trouve que la plus grande contradiction des grands monothéismes, judaïsme inclus, c’est la position de la femme. Si on a une attitude trop sentimentale envers notre propre origine, on oublie les questions troublantes. Moi, je voulais que le film fasse état de ce questionnement. Ma façon laïque d’être loyal envers la tradition juive, c’est d’avoir une position critique. Ça me paraît fondamental. Selon moi, le judaïsme est une école critique. Ce n’est pas le folklore, les bougies, le shabbat, c’est avant tout une tradition de grands penseurs critiques. Prenez les textes juifs, Bible incluse, ce sont des textes critiques. Ils portent un regard sur la société, ce qui n’a rien à voir avec les anges qui volettent dans le ciel ou ce genre de choses très kitsch. La plus grande valeur de la Bible, selon moi, c’est que tous ses héros sont des gens impurs. Moi, par respect pour cette tradition, je vais être critique, je vais montrer la puissance de la croyance de ces gens, mais avec leurs contradictions, sans complaisance. Si je comprends bien le judaïsme, c’est une pensée qui est contraire à toute idée de clergé et d’autocratie. Mon judaïsme a quelque chose d’anarchique, de décentralisé, c’est l’opposé d’un Etat religieux.
Le mouvement du film semble d’ailleurs aller d’un regard respectueux vers un regard de plus en plus critique.
Il fallait cette montée graduelle. Je ne voulais pas faire un film tout plat, sentimental, à la Barbra Streisand, ni un film critique dès le départ. J’ai essayé d’éviter toute caricature, mais dans ma narration, le destin persécute les personnages jusqu’au bout.
Reprendrais-tu certaines critiques sociétales énoncées à Mea Shearim concernant l’armée ou la télévision par exemple ?
C’est une question très compliquée. A mon avis, certaines de leurs critiques sont très valables ; le problème, c’est qu’on ne peut pas proposer de transformer la société israélienne en société intégriste simplement parce qu’on est d’accord sur le fait que la télévision est mauvaise ou que la société de consommation n’est pas satisfaisante. On ne va pas refaire la même erreur qu’à Téhéran. Malgré les défauts de la société de consommation, il faut qu’Israël demeure une société ouverte, démocratique, majoritairement laïque. Si dans cette structure sociale une communauté veut vivre en enclave selon ses règles, fort bien : la majorité ne doit pas écraser la minorité. La problématique se situe là.
Comment a été reçue ta trilogie en Israël ?
On parle beaucoup de Kadosh, plus que des deux autres volets. Le film rencontre un certain succès public et ce qui est intéressant, c’est qu’il y a de plus en plus de religieux dans les salles, qui viennent là, timidement ! A mon retour en Israël, j’aimerais bien discuter avec ces spectateurs-là.
Penses-tu que les religieux intégristes doivent participer au dialogue sur la société israélienne, qu’il est possible de dialoguer avec eux ?
Le cinéma n’est pas le meilleur moyen de changer la société ; il y a des moyens beaucoup plus efficaces, notamment l’action politique. Mais le cinéma peut évoquer des problèmes, de façon subversive, subtile, indirecte. Le plan-séquence d’ouverture de Kadosh est une façon de poser des questions, qui sont à la fois thématiques et esthétiques. Car je dois aussi livrer bataille sur le front esthétique ; je fais face aux institutions du cinéma israélien qui pensent qu’on doit faire des comédies aseptisées sur le modèle hollywoodien. Evidemment, je ne suis pas d’accord ; je crois qu’Israël est une société intéressante justement parce que les conflits y sont exposés. Nous ne sommes pas obligés d’être tous d’accord, mais au moins ça vit, on se pose des questions réelles, profondes. Si le cinéma contribue à ce mouvement, c’est positif.
Le plan-séquence et le plan fixe se sont-ils imposés tout de suite pour toi ?
Oui, parce qu’il y a une sorte d’arrêt du temps à Mea Shearim qui impose ça. Les gens parlent très lentement. Et puis ça correspond au fait que la communauté décrite est un microcosme, très renfermé. Le film parle d’enfermement. J’ai essayé de me concentrer sur l’histoire centrale, en
négligeant complètement les faits divers dont tout le monde parle toujours dans ce quartier. Mais la forme est l’une des choses qu’a critiquées le comité d’avance sur recettes israélien. Ils ont d’abord refusé le scénario, ensuite ils ont vu le premier montage et à la sortie de la projection, ils sont venus me voir avec des têtes d’enterrement pour m’expliquer qu’ils avaient décidé à l’unanimité de ne pas aider ce film, « pour des raisons artistiques ».
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Kadosh d’Amos Gitai, avec Yaël Abecassis, Meital Barda, Yoram Hattab, Yussef Abu Warda.
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