Suite à son discours engagé lors de sa consécration à Cannes, la réalisatrice Justine Triet a reçu de nombreuses attaques, souvent injustifiées. Notamment de la part du gouvernement et de la ministre de la Culture Rima Abdul Malak. Dans son édito, Jean-Marc Lalanne revient sur ce déferlement de violence.
On se souvient d’une soirée des César, au début des années 2000, durant laquelle Agnès Jaoui avait pris la parole de façon spectaculaire sur la question du régime de l’intermittence. Son discours commençait par une adresse au ministre de la Culture de l’époque aussitôt rétractée : “Je me demande si je ne me suis pas trompée d’interlocuteur et si je ne ferais pas mieux de m’adresser directement au président du MEDEF.” Dans la salle, l’homme interpellé, Jean-Jacques Aillagon, a écouté ce tabassage en règle de sa politique culturelle sans ciller, composant même une mine affable et intéressée. On se souvient qu’à l’époque, ce déni d’agression nous avait paru un peu pleutre. Vu d’aujourd’hui, il nous paraît d’une exquise politesse. Aujourd’hui, en effet, les responsables politiques ne prennent plus la peine de donner le change : ils mordent direct.
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Roselyne Bachelot, alors ministre de la Culture, avait rompu un certain principe de réserve en mars 2021 en qualifiant de “navrante” une cérémonie des César jugée trop politisée. Mais elle avait attendu que passe le week-end pour se prononcer. Rima Abdul Malak, aux antipodes du stoïcisme de Jean-Jacques Aillagon, a mis en place une image de ministre hyper réactive, n’hésitant pas à demander la parole en pleine cérémonie des Molière (le 24 avril) pour répondre à un propos sur la réforme des retraites. Et il ne lui a pas fallu plus de trente minutes pour se fendre d’un tweet la révélant “estomaquée” par les remarques “injustes” de la cinéaste sur “la marchandisation de la culture” qui pourrait remettre en cause “l’exception culturelle”.
Depuis, beaucoup d’autres voix se sont exprimées, jusqu’à celle du maire de Cannes, David Lisnard, franchissant le cap des insultes en traitant Justine Triet d’“enfant gâtée conformiste”. Sur le compte Instagram de la cinéaste, on peut lire aussi des dizaines de commentaires à la violence défiltrée (aux côtés bien sûr de messages de félicitations) dans lesquels s’expriment toujours les mêmes griefs : soucis de riches, ingratitude d’une profession vivant de subventions. Et souvent aussi des contre-vérités, accusant les professionnel·les du cinéma de vivre sur les impôts des Français·es (rappelons que les subventions du cinéma proviennent pour l’essentiel d’un mécanisme redistributif issu des gains engendrés par l’exploitation du cinéma).
Alors que Justine Triet a décliné toute proposition des médias de réagir aux réactions que son discours avait suscité, Rima Abdul Malak a choisi de développer son commentaire et a cette fois ajouté que ces propos étaient “injustes et ingrats”. Sur ces deux adjectifs, il y en a au moins un de trop.
Nous partageons les inquiétudes de Justine Triet, notamment à l’égard du grand projet ministériel de la “grande fabrique de l’image France 2030”, dont il ne nous paraît pas infondé de penser qu’il encourage une dissolution de l’écosystème cinéma dans le grand chaudron audiovisuel. Que ces propos soient “injustes”, il paraît néanmoins légitime que la ministre le pense, qu’elle revendique ses actions et, comme elle l’a abondamment fait sur BFMTV, qu’elle les défende. La qualification d’“ingrats” est plus problématique. Le mot implique que l’obtention de subventions publiques construit une dette des artistes auprès des gouvernements qui organisent la distribution des subventions. Et qu’une des façons de s’affranchir de cette dette serait la suspension de tout exercice critique quant à l’ensemble des actions politiques de ce gouvernement. Toutes les dénégations du monde (de type “Nous sommes en France, Justine Triet peut s’exprimer à tout moment, sur la scène du Palais comme ailleurs, il n’y a aucun problème”, sic) n’y font rien ; l’adjectif “ingrat” dit tout l’inverse : l’attente d’une contrepartie, qui serait a minima la docilité politique. La vocation des subventions publiques à l’égard des artistes est-elle vraiment de produire des artistes officiels dont tout le libre-arbitre critique serait muselé par une nécessaire “gratitude” envers la supposée main qui les nourrit ?
Rappelons par ailleurs, encore une fois, que ce ne sont pas les caisses de l’État qui financent le cinéma français mais l’argent généré par le cinéma, dont les gouvernements successifs ne sont pas les propriétaires mais au mieux les gestionnaires. Comme l’expose de façon aussi véhémente que convaincante l’écrivain Nicolas Mathieu dans un post Instagram : “Vous n’êtes pas nos patrons mais les serviteurs du bien public et vous n’avez rien à dire des libertés qui nous appartiennent, que nous avons conquises et que nous exerçons exactement selon notre bon vouloir, parmi lesquelles la liberté de nous exprimer et de vous critiquer.” Bien envoyé.
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