Après les expérimentations tous azimuts de Speed Racer et Cloud Atlas, le tandem de Matrix revient à une SF plus calibrée. Mais toujours jubilatoire.
Lecteurs de Marx, “The Wachowskis” (comme ils signent désormais officiellement leurs films) savent que les infrastructures économiques déterminent tout, à commencer par leur capacité à travailler comme ils l’entendent. Les douze dernières années, après la conclusion de leur trilogie Matrix en 2003, furent de ce point de vue (financier) une suite de déceptions, tandis que leurs films (Speed Racer et Cloud Atlas) affichaient une singularité et une plénitude artistique sans commune mesure.
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Il y avait donc urgence pour eux à se refaire, à prouver au système qu’ils pouvaient encore lui fournir ce qu’il désire, pour mieux le pirater de l’intérieur. Sans présager du succès de (en VO) Jupiter Ascending (sa date de sortie repoussée en plein désert hivernal ne plaide hélas pas en sa faveur), la fratrie peut se targuer d’avoir réalisé un blockbuster tout à la fois classique et de haut vol, sans avoir rien renié de leur personnalité. Rien renié sauf peut-être une chose : la folie qui les guidait jusqu’ici, cette envie
de repousser les limites de leur art à chaque nouvelle œuvre.
Nul parti pris délirant ici : il s’agit “seulement” de raconter l’histoire, depuis la naissance, d’une reine intergalactique qui s’ignore (Mila Kunis), abandonnée sur la planète Terre tel Moïse en Egypte. Sa tête mise à pris par un autre héritier du trône, elle ne devra son salut qu’à l’intervention d’un mercenaire mi-homme, mi-loup (Channing Tatum), qui la mènera des skyscrapers de Chicago (la ville des réalisateurs) aux cités luxuriantes de Jupiter. Une vétille donc, à l’échelle des Wachowski.
Le film suit à la lettre le découpage du blockbuster en trois actes, avec ses myriades de scènes d’action numériques et son ésotérisme de synthèse. A cet exercice, qui pourrait menacer de lasser, les Wachowski restent heureusement les plus doués, enchaînant les acrobaties et les péripéties avec une précision sans faille, jouant merveilleusement avec l’idiosyncrasie des acteurs (le bad guy chuchotant Eddie Redmayne, beaucoup plus convaincant ici qu’en Stephen Hawking ; Mila et Channing, sublimes en Belle et Bête).
Au fond, Jupiter ressemble à s’y méprendre à la partie SF néo-Séoul de leur précédent opus, Cloud Atlas, dont il prolonge intelligemment le discours. Il y a toujours chez les Wachowski un dominant et un dominé, une classe en exploitant une autre “jusqu’à la moelle”. Il faut ici le prendre au sens très littéral : les humains n’y sont en effet rien d’autre qu’un patrimoine génétique sur pattes, un pur produit de consommation pour une race plus évoluée – du bétail, donc.
S’appuyant sur les théories antispécistes, les cinéastes invitent ainsi le spectateur à se mettre dans la peau de celui qu’on ne considère pas au-delà du goût de sa chair. Mais plutôt qu’à l’eschatologie marxiste à laquelle ils n’ont jamais cru – c’était le sens de Matrix Revolutions et de Cloud Atlas : on ne peut renverser le système, seulement tenter de mieux l’habiter –, ils se raccrochent aux idées de subversion, de piratage, de métissage. Plus queer que jamais.
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