[Le journal de confinement de la rédaction] Chaque jour, un journaliste des Inrocks vous raconte sa journée confinée. Aujourd’hui, Gérard Lefort s’interroge sur le report du Festival de Cannes. Et si c’était une annulation ?
Jeudi 19 mars vers 20h15, un bref communiqué du Festival international du film de Cannes annonce sur les réseaux, en français et en anglais, ce dont tout le monde se doutait depuis quelques jours : la manifestation prévue du 12 au 23 mai n’aura pas lieu. Dans le retrait de mon ordinateur, je lis cependant, détail intriguant, qu’il ne s’agit pas d’une annulation mais d’un report, l’équipe du Festival (signature collective du communiqué) suggérant de possibles nouvelles dates un rien nébuleuses : « Fin juin début juillet ». De cette année ?, a-t-on envie de demander.
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Par ricochet mental, je songe à Fin août début septembre le beau film d’Olivier Assayas. Mais comme souvent en ces instants de forte surchauffe de l’imaginaire, je ne sais pas encore quoi faire de ce songe soudain, ni a fortiori l’interpréter… Ni me débrouiller de cette interruption par le gling-gling de mon portable qui, à une minute d’intervalle, me propose d’une part, un énième check-news sur le nombre des malades et de lits disponibles, et d’autre part, via une célèbre plateforme de VOD, une nouvelle série intitulée Self Made. Serait-ce, littéralement, un cadavre exquis ?
Franchement, je m’en tape
Pour « l’équipe du Festival », la notion de « report » est sans doute une manière estimable et intelligible de maintenir un soupçon d’optimisme et d’espérer en un vif mouvement d’autopersuasion, que « fin juin début juillet » (de cette année) tout sera rentré dans l’ordre des choses et du calendrier. En attendant, les mots et les maux se jouant de nous heure par heure, l’annonce d’une annulation du report…
Il n’empêche que cette décision, tardive aux yeux de certains, est « objectivement » anecdotique : 1- En tant que personne encore douée de libre arbitre, et accessoirement critique de cinéma qui pendant plus de trente ans a piaffé de joie à l’idée de partir « en vacances » sur la Croisette, l’annulation-report du festival de Cannes, franchement, je m’en tape, même si je peux comme bon nombre d’amis(e) s, critiques ou pas, féliciter les équipes du Festival de cette décision prise en raison des directives de confinements nécessaires. Mais surtout pas, pour les mêmes raisons, sauter au cou desdites équipes. 2- Collectivement, la même indifférence plus ou moins polie semble de mise.
Alors qu’on imaginait, vivant encore dans un autre monde, que la nouvelle serait accompagnée d’une alerte « urgent-priorité mondiale », sur les divers fils d’informations ce fut un quasi calme plat, souvent précédé de la formule « par ailleurs »… Oui, par ailleurs, le festival de cinéma de Cannes n’aura pas lieu. Syndrome que « l’événement » fut instantanément requalifié en non-événement, et partant, que la hiérarchie des urgences, tant mentales que physiques, est en train de muter. Par exemple, paraît un rien plus urgent le sms-SOS envoyé à l’instant par le Samu social de Paris qui supplie qu’on lui fasse parvenir des Tickets-Restaurant et Chèque-Déjeuner pour soulager la détresse alimentaire des sans-abri (Samu social de Paris, urgence alimentaire, 59, rue Ledru-Rollin 94200 Ivry-sur-Seine)
Sauf avis contraire de la préfecture de police de la pensée, il n’est cependant pas encore interdit de sourire du report cannois, et d’imaginer, tête folle, que sa vraie raison, c’est que Pierre Lescure, président du Festival, et Thierry Frémaux, son délégué général, même en smokings tartinés de gel hydro-alcoolique, même à un mètre de distance, même masqués et gantés, même en T-shirts de l’Olympique lyonnais ou du PSG, n’ont pas voulu prendre le risque de se retrouver bien seuls à monter et descendre, puis remonter et redescendre, les fameuses marches du palais du Festival. Certes égéries d’eux-mêmes, et pas d’une célèbre marque de cosmétiques, mais sans aucun paparazzi ni Canal + pour immortaliser leur escalade et désescalade.
« Arrêtez bandes de connards ! Pensez aux autres, rentrez chez vous ! »
Cet escalier cannois réveillant l’esprit du même nom, alimenté par un cerveau à plusieurs vitesses pas toujours connectées entre elles (angoisse versus espoir), je peux m’imaginer présentement en clone de James Stewart, le tout plâtré-confiné du Fenêtre sur cour d’Hitchcock. Un spectateur exorbité vers l’extérieur et impotent à bouger, agir. Ainsi de ma fenêtre sur cour (ou sur rue en l’occurrence), je vois le vendredi 20 mars à 13h52 que le long des grilles fermées du parc des Buttes Chaumont, le festival parisien du jogging continue à battre son plein.
Une jeune voisine ne se contente pas de regarder de sa fenêtre, elle hurle : « Arrêtez bandes de connards ! Pensez aux autres, rentrez chez vous ! » Mais les « connards » ne l’entendent pas. Sourds sous leurs casques audio, ils persévèrent à petites foulées alertes dans leur être hédoniste, individualiste et censément héroïque : je cours donc je suis. Comme des métas citoyens, des humains parallèles qui font de leur corps agité une publicité insolente et mortifère. A tombeau ouvert, comme si de rien n’était. Or, faites excuses coureuses et coureurs, le rien ce n’est pas rien en ces temps où l’extraordinaire devient l’ordinaire de nos vies. Il est par exemple extraordinairement ordinaire que chacun chez soi mais tous ensemble, cohabitent un puissant sentiment d’isolement et une envie tout aussi impérative et vitale de parler, prendre des nouvelles, en donner ou, en ce qui me concerne, car bon qu’à ça !, écrire, « quoi qu’il en coûte ».
Retrouvez les précédents épisodes de la série :
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