[Jean-Luc Godard est décédé ce mardi 13 septembre. À cette occasion, nous vous proposons de redécouvrir cet article]
Chaque jour, un·e journaliste des Inrocks vous raconte son confinement. Aujourd’hui, Jean-Marc Lalanne évoque l’émotion et l’excitation du visionnage de l’instalive de Jean-Luc Godard.
Depuis le confinement, j’avais déjà pensé à lui à plusieurs reprises. Au moins tous les deux ou trois jours. Ce qui ne constitue pas une fréquence forcément supérieure à avant-le-confinement. Puisque disons que depuis l’âge de 15 ans, je pense à lui – ou à ses films — au moins plusieurs fois par semaine. La semaine dernière, il y avait eu cette discussion avec mon collègue Bruno Deruisseau, tandis que nous cherchions des personnalités qui accepteraient de nous accorder une interview par Skype. “Ça serait trop bien d’avoir la parole de Godard sur le moment qu’on vit”. Je le pensais aussi, mais le moment venu l’audace m’a manqué et je n’ai pas cherché à le joindre. Probablement pour m’éviter la vexation d’un refus, ou pire une absence de réponse. Je continuais néanmoins à penser à lui, à me remémorer son âge, à espérer qu’il se protège, qu’autour de lui on multiplie les gestes barrières pour que le grand cinéaste totémique de Rolle ne tombe pas malade. Que surtout (une de mes hantises) on ne se retrouve pas à devoir concevoir à la hâte… Mais, me refusant à cette seule pensée, je préfère ne pas achever la phrase.
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Dans la maison
Dans les jours suivants, Facebook, dans sa furie de célébrer chaque jour un anniversaire, avait exhumé automatiquement quelques photos prises chez lui exactement un an plus tôt (“Vous avez un souvenir avec…”). Je m’étais rendu en effet, début avril 2019, dans sa maison de Rolle avec ce même collègue pour parler du Livre d’images diffusé dans la foulée sur Arte. Ce n’était pas la première fois que j’effectuais le voyage. Avec un autre collègue et un autre photographe, nous l’avions visité un peu avant la présentation de Film : socialisme à Cannes (il ne s’était pas rendu au festival par la suite pour “problème de type grec”). La rue était la même ; pas la maison. D’une visite à l’autre, l’habitat s’était réduit. Il y avait toujours, concentré dans une seule pièce, le même barda de caméras de tous âges et de tous formats, mais à la large salle qui les abritait en 2010, succédait un tout petit cagibi où nous nous entassions (Bruno, le photographe, Godard et moi) pour qu’il nous explique l’usage qu’il avait eu de chaque appareil. Ça m’avait ému cet amenuisement de l’espace. Et je m’interrogeais sur le niveau de richesse, ou au contraire les possibles difficultés économiques, de l’homme dont le patronyme avait fini par devenir une sorte d’absolu signifiant cinéma.
Révolution digérée
Et puis il y a deux soirs, j’écoutais Le Masque et la plume, désormais consacré, en cette période de cessation des nouveautés, uniquement à des films du passé. A bout de souffle ouvrait les débats et chacun des critiques y clamait avec beaucoup d’entrain son amour du film, louait sa modernité inentamée, son audace toujours aussi vivifiante. Le film suivant, en revanche, était India Song et là, le consensus se brisait. Trois des quatre critiques ont agoni le film, raillé tous ses procédés, affirmé que vraiment toutes ces afféteries étaient à hurler de rire ou périr d’ennui. Seul Xavier Le Herpeur prit la défense du chef-d’œuvre rudoyé. Passé l’énervement, et le regret de ne pas avoir été présent ce soir-là pour m’opposer à mes collègues, je m’étonnais quand même de cet écart de traitement. La révolution Godard avait donc été parfaitement digérée. Du moins en ce qui concerne le premier segment de son œuvre. Alors que la révolution Duras, pas moins importante à mes yeux, ne passait toujours pas. J’en étais à ces ruminations, lorsqu’un ami m’envoya un document par Messenger : un lien annonçant un événement pour le lendemain, une intervention live de Jean-Luc Godard sur le compte Instagram de l’ECAL, une école d’art de Lausanne, à 14h30. Le lendemain, dès 14h20, je me connectais à l’Insta de l’ECAL et, là, à ma grande surprise, Godard était déjà en train de parler. Une fois encore, l’homme était en avance.
J’attrape une phrase de la conversation en route. Le virus serait comme la communication. Il a besoin d’un voisin pour entrer. Godard rebondit sur les réseaux sociaux, esquisse une théorie de la viralité. Il ne développe rien, pratique plutôt un collage d’intuitions. Je ne suis pas sûr de comprendre, n’y même de trouver un quelconque usage à cette comparaison. Ce qui fascine, c’est plutôt la matière de l’image. Cette composition assez belle, qui libère une perspective derrière lui. En arrière-plan, une porte ouverte laisse entrevoir une autre pièce, où parfois un autre homme (Fabrice, un de ses collaborateurs) passe, le visage recouvert d’un masque blanc. En avant-plan, il y a toutes ces petites animations interactives propres au dispositif Insta. Godard parle, ceint par des nuées de cœurs, d’émojis qui font des bisous, de pouces dressés qui disent en continu l’amour des internautes qui le regardent. Les émojis sont associés à des pseudos, ou à des noms, certains qu’on reconnaît (tiens, Philippe Azoury a mis un smiley cœur).
Béatitude
C’est le cinéaste suisse Lionel Baier, également directeur du département cinéma de l’ECAL, qui interroge Godard et il ne dissimule pas une certaine béatitude à être là, face à l’idole, à l’interroger, à pouvoir le toucher même, si les précautions sanitaires de saison ne l’interdisaient (un contrechamp révèle qu’il est lui-même masqué et se tient à une bonne distance de sécurité). Très vite, la conversation quitte le socle annoncé (les images au temps du coronavirus), pour gambader ailleurs, dans la vie quotidienne du cinéaste, ses lectures, son rapport à l’information, le film sur lequel il travaille. Sa pensée se déplace vite, opère par associations, file d’un sujet à l’autre. Au fil des considérations, il s’arrête tout à coup sur Freud. “Freud était dans les images. Lacan dans le langage. Mais Lacan savait faire des images de son langage. Ce n’était pas un mauvais bougre”. Il ajoute qu’on fait un drôle de sort à Freud aujourd’hui. Que pourtant il pourrait faire du bien à l’époque. Qu’il faudrait relire Moïse et le monothéisme ou Malaise dans la civilisation, ça aiderait à comprendre ce qui se joue en Palestine.
L’intervieweur l’incite à distiller un peu de venin, que la petite voix chevrotante du cinéaste, sa légendaire diction traînante et ses sourires amènes de vieil enfant sage adoucissent sans le neutraliser. Sur le tournage du récent Adieu au langage, il confesse que le seul acteur qu’il lui importait de filmer était Roxy, son chien. “Les autres acteurs du film auraient pu être presque n’importe qui. Au début, j’avais essayé de choisir et puis très vite, je les prenais comme ils venaient. Tiens, celui-là, au moins il a l’air honnête, je le prends. Les acteurs aujourd’hui sont dans quelque chose de tout à fait faux. Même ceux qui sont des personnes humbles sont dans cette mégalomanie de croire qu’ils peuvent donner corps à des personnages. Qu’ils peuvent devenir quelqu’un d’autre, l’incarner. Mais leur je (u) n’est pas autre…”. Un sourire coquin souligne le jeu de mots para-rimbaldien avant que la bouche ne se saisisse à nouveau de l’énorme cigare.
Des choses par bout
La conversation glisse peu à peu vers une pente plus biographique. Godard évoque de façon émouvante ses amitiés de jeunesse, la bande de la Nouvelle Vague. “Rohmer, c’était un aîné. Il avait sa vie, fréquentait d’autres gens. Il vivait sa passion en se cachant. Dans sa famille, personne ne savait qu’il s’intéressait au cinéma. Il écrivait sous pseudo. Ils ne vivaient pas avec nous. Truffaut, Rivette et moi avions le même âge. Nous nous retrouvions tous les jours, traînions dans les mêmes cafés en parlant pendant des heures de cinéma. Nous étions ce qu’on appelle une équipe. Avec Chabrol aussi. On voyait des films quotidiennement. Rivette pouvait en voir cinq par jour. Moi je préférais n’en voir que des bouts. J’ai toujours fait ça. Je lis des bouts d’un livre, des bouts d’un autre. Je touche à tout. L’essentiel est d’y repenser souvent. Il faut regarder les choses seulement quand on en éprouve un besoin”. Le dialogue se prolonge. Probablement par politesse, par peur d’abuser de l’hospitalité de son hôte, Lionel Baier ébauche une conclusion, mais pas du tout fatigué, le presque nonagénaire relance le dialogue, tresse de nouveaux aphorismes avec beaucoup d’allant.
Plus encore que ce qui se dit, ce qui est beau dans ce moment qui se prolonge jusqu’à atteindre la durée d’un long-métrage de Godard (1h40 pétaradante, où la parole comme dans ses films tire dans toutes les directions), c’est le live. C’est Instagram. C’est l’alliance entre ce qui vient de très loin, de presque la nuit des temps de notre culture (la Nouvelle Vague, comme scène primitive de la modernité), et ce qui incarne la pointe aiguisée de notre présent et son mode de communication. Godard a toujours eu ce génie de joindre l’archaïque et l’hyper-contemporain (rappelons encore récemment sa conférence de presse cannoise en Facetime), de les faire marcher ensemble. Ce que nous dit ce live, c’est qu’il est vivant. Et que dans ce moment déconcertant, où chacun craint que le monde d’où on vient et celui ou on va ne soientt à jamais disjoints, il est une courroie. Y aller avec lui encore à nos côtés nous réconforte un peu.
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