Disparu des écrans radars depuis dix ans, le Britannique Jonathan Glazer menait en secret une bataille pour réaliser « Under the Skin », un mélodrame SF expérimental, où le cinéaste-clippeur confirme qu’il est bien l’un des plus grands inventeurs de formes de l’époque.
Début septembre 2004. Jonathan Glazer est sur le point de connaître le moment le plus important de sa carrière. Le publicitaire et clippeur britannique, qui a réalisé quelques-unes des vidéos musicales les plus marquantes des années 90 (dont Karma Police de Radiohead), semble enfin prêt à s’affirmer au cinéma.
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Son second long métrage, Birth, un superbe mélo paranoïaque, va être montré à la Mostra de Venise en compétition officielle. Nicole Kidman y tient le rôle principal, celui, très ambigu, d’une veuve qui se laisse manipuler par un gamin jurant être la réincarnation de son époux décédé. Dans la salle de projection, la presse se déchire : certains spectateurs crient au génie, d’autres au scandale, mais personne ne reste indifférent face au film.
Dix ans de reflexion
Un auteur est né. Puis il va disparaître aussitôt. Pendant près de dix ans, et alors même qu’il paraissait en capacité de conquérir Hollywood, Jonathan Glazer s’est littéralement volatilisé. Il tourna certes quelques pubs ou clips de temps à autre, mais il semblait ne plus avoir de projet pour le cinéma, si bien que certains s’interrogeaient : avait-il revu ses ambitions à la baisse, n’avait-il plus d’inspiration, s’était-il cramé auprès des studios ?
C’était en réalité bien pire : il avait lu le roman de science-fiction Under the Skin de l’écrivain anglophone Michel Faber, et il était devenu follement obsédé par l’idée d’en réaliser l’adaptation, au point d’abandonner tout autre projet parallèle. « Je me suis senti connecté et même dévoué au livre, de manière presque aveugle, nous confie-t-il aujourd’hui, avec un air soulagé. Certains passages du récit ne m’intéressaient pas vraiment, mais j’étais fasciné par l’idée principale, à savoir raconter le monde du point de vue exclusif d’un extraterrestre. J’y voyais un moyen de changer radicalement nos modes de perception, d’accéder à un regard vierge sur l’humanité, d’échapper au sens commun. Mon plus grand défi a été de trouver le bon angle pour aborder ce roman, la bonne méthodologie. »
Le point de vue d’un extraterrestre
Près d’une décennie se sera donc écoulée entre les réécritures de scénario, le casting et l’élaboration de l’univers visuel du film, avant que Jonathan Glazer ne trouve la formule idéale afin de mettre en route son projet secret Under the Skin. « J’ai fini par me libérer lorsque je me suis échappé du narratif, lorsque j’ai compris que je ne devais pas me restreindre aux conventions du récit, dit-il. Le film a pris une forme plus organique et abstraite, comme une somme de blocs d’émotions qui traduisent l’expérience de mon personnage d’alien, ses peurs, ses désirs, sa découverte des hommes. »Et le résultat fut à la hauteur de l’attente : entre le mélodrame et l’art expérimental, la science-fiction et le documentaire, le cinéaste britannique a accouché d’un film transgenre.
Un chef-d’œuvre mutant scandé de fulgurances plastiques principalement inspirées de ses propres « cauchemars ». Il précise : « Je ne voulais pas revenir à l’imagerie classique de la science-fiction, qui n’a pas changé depuis cinquante ans. Puisque je devais épouser le point de vue d’un extraterrestre, il fallait qu’aucune image ne paraisse familière, que j’essaie de trouver des formes inconnues. »
Inventer sa propre langue, repousser les limites de la perception, quitte à devoir y sacrifier dix ans de sa vie, c’est un mantra que Jonathan Glazer se répète depuis ses premières vidéos tournées au début des années 90. Pour ce natif de la banlieue nord de Londres, qui a débuté dans le montage de bandes-annonces, le cinéma a toujours été un champ d’expérimentation, un espace vierge à partir duquel il pouvait modeler son propre imaginaire. Qu’il fasse mourir plusieurs fois Denis Lavant dans le clip de Rabbit in Your Headlights du groupe Unkle, danser Jamiroquai sur un sol mouvant dans Virtual Insanity ou qu’il propulse Nicolas Duvauchelle à travers les murs dans une pub Levi’s, Jonathan Glazer a exploité les formats courts comme une sorte de laboratoire où aiguiser sa mise en scène et développer ses pensées les plus folles.
Le nouveau Kubrick ?
« On dit souvent que le clip ou la pub poussent les cinéastes à la standardisation, mais je crois que c’est le contraire, note-t-il. Mes premières vidéos m’ont appris à expérimenter à partir d’un concept précis, à chercher toutes les possibilités formelles pour traduire une seule idée. Je ne fais pas de distinction entre les formats. Le film est un long texte dont le clip serait une petite phrase. Mais cette phrase peut être très élaborée, et j’ai toujours réalisé mes courts métrages avec une application extrême. »
Cette obsession de la maîtrise, doublée d’un naturel très secret, ont justement fait de Jonathan Glazer le principal candidat au titre de nouveau Kubrick selon la presse anglo-saxonne. Lui-même n’a jamais caché son admiration pour le cinéaste américain, auquel il rendit hommage dès son premier clip (Karmacoma de Massive Attack), et dont il continue aujourd’hui de louer le geste : « Kubrick n’était pas que ce cliché de control freak et de maniaque auquel on le réduit souvent, dit-il. Chez lui, comme chez Bresson, il y avait plutôt une idée de maîtrise déstabilisée dans laquelle je me reconnais, une manière de laisser entrer la vie, de provoquer des accidents dans un cadre a priori figé. » Espérons seulement qu’il n’ait pas aussi hérité de la fréquence de tournage de l’auteur de Shining. Qu’il ne disparaisse pas pour les dix prochaines années.
Under the Skin de Jonathan Glazer, avec Scarlett Johansson, Jeremy McWilliams (G.-B., 2013, 1 h 48) en salle le 25 juin
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