Dix ans après le fabuleux « Tarnation », Jonathan Caouette tournera prochainement « le film définitif » sur Marianne Faithfull. Le réalisateur américain nous reçoit pour parler du projet, de sa tumultueuse décennie passée et de son désir retrouvé pour le cinéma.
Jonathan Caouette vient tout juste d’arriver à Paris. Il est l’invité de la neuvième édition du festival Hors Pistes au Centre Pompidou, pour lequel il participera le 19 janvier à une masterclass avec la réalisatrice Marie Losier sur le thème du biopic. Il fêtera à cette occasion le dixième anniversaire de son premier film, le superbe Tarnation, un genre d’essai expérimental et de journal intime filmé, dans lequel le cinéaste retraçait toute sa vie, la maladie de sa mère psychotique, son enfance cramée, ses désordres mentaux. Un objet indéfinissable, tourné pendant plus de 20 ans et monté sur iMovie, qui valut à son auteur une reconnaissance immédiate et malheureusement sans suite : il fallut attendre 2012 pour que le cinéaste réalise enfin son nouveau long-métrage, Walk Away Renée.
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Une longue absence dont Jonathan Caouette semble aujourd’hui définitivement guéri : à quarante ans passés, le réalisateur affirme qu’il veut retrouver son statut dans le cinéma contemporain, et annonce plusieurs projets. En pleine écriture d’un mystérieux film de fiction, il se consacrera d’abord à un nouveau documentaire, pas n’importe lequel : un portrait de la chanteuse culte et icône rock Marianne Faithfull. Le tournage devrait débuter d’ici mars, et se déroulera entre Paris, Londres et Los Angeles. Jonathan Caouette évoque son film le plus ambitieux à ce jour. Son « life’s turning point ».
Dans quel état d’esprit te sens-tu au moment de fêter les dix ans de « Tarnation » ?
C’est une situation étrange, mais en fait je crois que je suis en train de rajeunir, de retrouver celui que j’ai été il y a dix ans. Toute la période qui a suivi Tarnation, jusqu’à Walk Away Renée, a été très intense, peut-être trop. Je me suis retrouvé dans des circonstances personnelles asphyxiantes, où je n’ai pas pu penser à ma carrière, où je devais me préoccuper des autres avant de penser à moi. Au final, je n’ai réalisé que peu de films, et il n’y en a qu’un que j’assume complétement, c’est Tarnation. C’est le seul que j’ai pu tourner dans de bonnes conditions, tant psychologiques que matérielles. Désormais je me sens libéré, enfin prêt à me réinvestir dans le cinéma, à regagner mon statut.
Quel a été le déclic ?
Peut-être lorsque j’ai eu moins de responsabilités familiales. Pendant ces dix ans, je n’ai pas cessé de prendre en charge mon entourage, j’ai mis ma vie entre parenthèses. Je devais m’occuper de ma mère jusqu’à ce qu’elle atteigne une vraie stabilité mentale et puisse être autonome, sans que je sois obligé de l’assister en permanence. Je ne regrette pour rien au monde cette période, mais elle m’a tenu éloigné du cinéma, je n’arrivais pas à me consacrer à 100% à mes films. Que ce soit All Flowers In Time (son court métrage avec Chloë Sévigny – ndlr) ou Walk Away Renée, je ne me sentais pas libéré lors des tournages, mon attention était toujours détournée par des obligations personnelles. Ce n’est pas que je rejette ces films, je leur trouve des qualités, mais j’ai un sentiment d’inachevé. Aujourd’hui, enfin, j’ai l’impression de pouvoir me consacrer pleinement à mes nouveaux projets.
Tu peux nous parler de ces projets ?
Je vais d’abord faire un documentaire sur Marianne Faithfull. Après Walk Away Renée, je m’étais pourtant juré de ne plus réaliser de documentaire, je n’en pouvais plus. Tourner ce film a été une expérience très éprouvante. Je devais revisiter mon histoire personnelle, revenir sur certaines périodes de ma vie, sur certaines douleurs. C’était trop. Il fallait que je me réinvente en fiction en quelque sorte, alors je me suis mis à écrire un film narratif. Mais trois ou quatre mois après la sortie de Walk Away Renée, je reçois un mail d’un certain François Ravard (producteur français, intime de Marianne Faithfull – ndlr) qui me dit que Marianne veut que je réalise un film-portrait sur elle, une sorte de life story définitive. Je vois mal comment j’aurais pu refuser : sa vie est une légende !
Est-ce qu’elle t’a dit pourquoi elle avait pensé à toi ?
Je crois qu’elle a été sensible à Tarnation, comme beaucoup de monde en fait. Il s’est passé quelque chose d’étrange avec ce film, dont j’ai mis longtemps à prendre conscience. A l’époque, j’étais jeune, j’avais monté ce petit film dans ma chambre, sur iMovie, sans penser qu’il pourrait un jour sortir en salle. Je n’avais pas prémédité qu’il allait être vu, qu’il irait en festival, que Gus Van Sant et John Cameron Mitchell (producteurs exécutifs de Tarnation – ndlr) s’y intéresseraient. Et je ne pensais surtout pas qu’il toucherait aussi profondément les gens, qu’une histoire si intime pouvait parler à autant de monde. Grâce à ce film j’ai pu rencontrer certaines de mes idoles, comme l’actrice Karen Black qui était devenue une amie, et aujourd’hui Marianne Faithfull, dont je suis fan depuis l’enfance.
Qu’est-ce qu’elle représente pour toi, Marianne Faithfull ?
Sa musique m’a toujours accompagné, elle est liée à des circonstances de ma vie très particulières. Je me souviens l’avoir découverte en 1984 : ma mère venait d’emménager dans un nouveau centre hospitalier. C’était un genre de refuge pour les malades qui sortaient d’hôpital psychiatrique ou de centre de désintoxication. La maison appartenait à un couple de Britanniques qui s’étaient installés à Houston. Ils avaient une sublime collection de vinyles: des albums de Joni Mitchell, de Mary Hopkin, et donc de Marianne Faithfull. J’avais douze ans, et je passais des heures sur la moquette à écouter ces vinyles avec ma mère. Il y avait quelque chose dans ces voix féminines, un mystère, une douleur, auxquels j’étais sensible. Depuis cette époque j’ai eu la musique de Marianne dans un coin de la tête.
Qu’est-ce que tu veux raconter précisément de l’histoire de Marianne Faithfull dans ce film ? Et surtout, comment veux-tu le raconter, puisqu’on t’imagine mal réaliser un portrait didactique ?
On va mêler des interviews avec des images d’archives, mais on va aussi sortir de ce procédé classique et explorer un dispositif encore jamais vu dans le documentaire. Je sais que ça peut paraître un peu prétentieux comme ça, mais je pense vraiment qu’en termes de storytelling, on a élaboré une toute nouvelle approche. Le film sera surtout focalisé sur les 25/30 premières années de sa carrière, même si l’on reviendra bien avant sur les conditions de sa naissance, sur son milieu, ce qui a aussi pu influencer sa trajectoire. Je me sens complétement en empathie avec l’histoire de Marianne, qui a connu les excès, qui a été parfois incomprise, ostracisée. On veut revenir sur des épisodes de sa vie qui n’ont pas été racontés, et que beaucoup, notamment chez les plus jeunes générations, ignorent.
Te considères-tu aujourd’hui comme un cinéaste expérimental ?
Je dirais plutôt que je suis un cinéaste qui veut explorer le plus de genres possibles. Je tiens beaucoup à l’idée d’associer plusieurs imaginaires, ce qui doit être une des définitions de l’expérimental. Au départ, j’étais plus influencé par les films d’horreur bizarres, par le fantastique, la science-fiction, puis j’ai peu à peu découvert les films de John Waters et du cinéma underground new-yorkais des années 70 sur lesquels je crois avoir fondé mon esthétique. Mais j’ai aussi envie désormais d’aller vers des formes plus conventionnelles, de me confronter à un cinéma plus narratif.
Est-ce que cela signifie que tu vas abandonner l’autobiographie, ou le journal intime filmé ?
Oui. Je me suis mis à l’écriture d’un long métrage de fiction, que l’on devrait tourner d’ici 2015. Ce sera indéfinissable en termes de genre, un film à la fois réaliste et abstrait, sans lien avec mes précédents films. Lorsque j’ai fait Tarnation, rien n’était calculé, je n’avais pas pour intention de devenir un auteur, encore moins de me spécialiser dans le journal filmé. C’était un geste de catharsis ce film, comme Walk Away Renée dans une moindre mesure, juste une nécessité intime.
Est-ce que tu continues à tout filmer en permanence, comme à l’époque de « Tarnation » ?
J’en ai fini avec ça, heureusement, je ne filme plus avec la même obsession qu’avant. Jusqu’à un certain âge, ça m’était indispensable de me filmer chaque jour. J’avais besoin de ces images, comme une manière de me protéger de la maladie, de recréer un monde plus sain autour de moi. Et puis aujourd’hui, tout le monde le fait : depuis l’apparition de YouTube, les gens ont pris l’habitude de se filmer en permanence, de réaliser leurs montages sur Internet. C’est devenu la norme (une norme un peu bizarre), et je pense que si j’avais fait Tarnation en 2014, il n’aurait sans doute pas eu le même impact. Tout le monde se dit cinéaste maintenant avec la libération des technologies. Mais il n’y a pas d’ambitions esthétiques : cette mode DIY a aussi provoqué un nivellement du cinéma par le bas.
Est-ce que tu te sens connecté à la scène de cinéastes new-yorkais qui a émergé dans les années 2000, des gens comme les frères Safdie de Red Bucket Films, Alex Karpovsky ou Alex Ross Perry ?
Je connais ces gars et il m’est parfois arrivé de travailler avec eux. J’ai l’impression qu’ils participent à un nouveau mouvement à New York, où l’on voit apparaître des films souvent très forts mais sans aucune distribution. Alors ils montent leur site, ou parfois tu les vois traîner dans les salles de cinéma avec leur DCP à la main ; c’est une nouvelle dynamique assez encourageante. Certains de mes travaux pourraient être comparés à ce qu’ils font, mais en même temps je ne suis pas sûr de me reconnaître dans une partie du nouveau cinéma indépendant américain, à ce post-Mumblecore (génération de films Do It Yourself apparue au cours des années 2000), qui ne vise que le réalisme.
Où te vois-tu dans dix ans ?
J’espère devenir le cinéaste prolifique que je rêve d’être depuis toujours. Je suis à nouveau excité par mon travail en 2014, et je vais bientôt me lancer dans mes projets les plus ambitieux. Il était temps.
Propos recueillis par Romain Blondeau
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