Avec la trilogie du Syndicat du crime, enfin en DVD, John Woo et Tsui Hark inventent dans les années 80 un cinéma de genre explosif et esthète. Hollywood y puisera jusqu’à l’usure. Genèse d’une mythologie, un flingue dans chaque main.
Tournée à Hong Kong à la fin des années 80, distribuée dans les salles françaises seulement en 1993, la trilogie du Syndicat du crime, longtemps l’arlésienne du DVD, arrive enfin dans les rayons. Soit bien après l’édition de la plupart des grands classiques du cinéma de genre de Hong Kong. Pourtant, tout commence avec ce film : reconnaissance de John Woo comme auteur, alors que l’industrie le cantonnait jusque-là dans des comédies un peu lestes ; explosion de la star supersuave Chow Yun-fat, ex-acteur de feuilletons à l’eau de rose jugé alors peu bankable ; façonnage d’une esthétique du film d’action qui ne tarde pas à faire école.
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Sans le succès du Syndicat du crime (on estime qu’un Hong-Kongais sur trois a vu le film à sa sortie), Woo n’aurait pu cheminer vers des œuvres aussi personnelles que The Killer (1989) ou Une balle dans la tête (1990), dont la reconnaissance internationale sera le prélude à la “Hong Kong mania” qui s’empare du cinéma américain à partir des années 90. La trilogie inaugure en effet l’ingestion d’un cinéma hong-kongais frénétique et anxieux face à la rétrocession à la Chine (prévue de longue date pour 1997), par un Hollywood qui y trouva l’énergie pour revigorer sa grammaire de l’action et fétichiser ses héros, des gangsters cool de Quentin Tarantino aux envolées numériques de Matrix.
En creux, la trilogie du Syndicat du crime est aussi l’histoire de deux parcours communs et bientôt irréconciliables, d’un américanophile aérien et traditionaliste et d’un gardien pop de la culture chinoise, chaotique et dirigiste : celui de Woo et de son producteur Tsui Hark, aux visions si tranchées qu’ils devront forcément rompre. C’est d’autant plus ironique que Woo décrit le premier Syndicat du crime (1986) comme une mise en abyme de leur amitié. A l’époque, le wonderboy Tsui, cinéaste mais surtout producteur très coté, rend service à Woo en lui permettant de réaliser au sein de sa maison de production, Film Workshop, le remake d’un film hong-kongais de 1967, Story of a Discharged Prisoner. Le Syndicat du crime reprend ainsi la trame d’un ancien mafieux trahi, mais désirant s’amender à sa sortie de prison. Son titre original cantonais est très explicite sur les intentions de Woo : “L’Essence des héros”. Car derrière les gunfights, Woo raconte une histoire vieux jeu, en réaction à une jeune génération hong-kongaise qu’il estime perdue et dénuée de repères moraux.
“Je suis influencé par les anciennes valeurs chinoises de chevalerie, d’amitié, loyauté et honneur”, disait Woo dans l’ouvrage City on Fire (rédigé par Lisa Stokes et Michael Hoover en 1999, il remet le cinéma hong-kongais dans ses perspectives historiques, politiques et sociologiques). Le Syndicat du crime réactualise ainsi les films d’arts martiaux d’antan, substituant aux sabres et au kung-fu des armes à feu, mais toujours sur fond de violence chorégraphiée. Pour interpréter Ho, l’ex-gangster torturé, le choix de Ti Lung, acteur emblématique des films de la Shaw Brothers dans les seventies, a ainsi valeur d’hommage et de message. A ses côtés figure Leslie Cheung, star de pop cantonaise dont c’est alors le premier rôle sérieux au cinéma : jeune flic idéaliste, il représente paradoxalement, par son incapacité à pardonner son frère Ho, une modernité un peu oublieuse des valeurs confucéennes d’entraide et de respect familial. Presque un rebelle sans cause. Surtout, Woo engage Chow Yun-fat pour interpréter Mark, le partenaire de Ho. Il voit en lui un charisme à la Delon et – surtout – une incarnation des valeurs qu’il voudrait défendre. La participation de Chow à des œuvres de charité le convainc qu’il a bien l’étoffe d’un héros.
Phénomène lors de sa sortie à Hong Kong, classé deuxième meilleur film chinois de tous les temps par l’académie des oscars HK en 2005, déclencheur d’une vague de films sur les Triades, Le Syndicat du crime est à l’image de l’ex-colonie : en transition. A cheval entre tradition et modernité, entre mélo et fureur armée, entre trépas et pas de deux, entre Chang Cheh (dont Woo fut l’assistant) et Peckinpah. Si Woo le juge étrangement trop chinois et commercial, le patchwork fonctionne encore, à voir comment une scène narcissique sur le papier – où un Chow Yun-fat estropié décrète qu’il est un dieu – ne fait jamais déplacée. Son beau titre anglais A Better Tomorrow (“Un lendemain meilleur”) mena la critique occidentale à y voir un commentaire sur la peur face à l’échéance de la rétrocession. Comme si les gangsters accumulaient morts et argent avant qu’il ne soit trop tard. Le film est très vite culte auprès des jeunes gens que Woo voulait éclairer, et ceux-ci s’empressent d’arborer dans les rues la panoplie de Chow dans le film : lunettes noires et imperméable melvillien – impossible à porter sous les latitudes tropicales locales. Mais surtout, comme pour Le Parrain, Le Syndicat du crime est accusé de glorifier les Triades : si le début de l’histoire évoque tout de même un film d’entreprise mafieux, Woo critique d’abord l’arrivisme de ses voyous sans code d’honneur.
Une suite est inévitable, où John Woo voudrait faire travailler gangsters et policiers de concert. Le Syndicat du crime 2 (1987) va fissurer l’entente Woo/Tsui. Woo l’envisageait comme un prequel, racontant la genèse de l’amitié entre Mark et Ho. Mais le film sera une fois de plus une histoire d’amitié. Pour Tsui et Woo, il s’agit cette fois d’aider un ami commun, l’acteur-réalisateur-producteur Dean Shek, dépressif et réfugié aux Etats-Unis alors que sa carrière est au plus bas. Tsui veut incorporer ce thème dans le film, embarquant Shek au casting et forçant un Woo réticent à revoir sa copie, tournant à nouveau autour de Ho et de son frère.
Insatisfait du montage final, trop centré sur Shek selon lui, Woo ne revendique pas totalement la paternité de ce deuxième volet, en partie tourné, vampirisé par Tsui – une tradition chez lui. Un produit bâtard où les sous-intrigues raccordent mal. Redite du premier film, Le Syndicat du crime 2 vaut surtout par la relecture asiatique, personnelle, du jeu de De Niro par Chow Yun-fat (la fameuse scène dite du “riz cantonais”, relecture très libre du “You talkin’ to me?” du Taxi Driver de Scorsese) et sa fusillade finale dantesque, que beaucoup de fans occidentaux abasourdis se sont repassée en boucle au cours de soirées bière/Laserdisc au début des nineties.
L’idée de prequel reste néanmoins en suspens. Alors que Woo travaille sur le projet après le succès de The Killer, Tsui Hark annonce la mise en chantier d’un Syndicat du crime 3 (1989) qu’il réalisera lui-même, consacré à la jeunesse du personnage de Chow Yun-fat. Woo rompt avec lui et, à partir de sa trame, écrira l’autobiographique Une balle dans la tête. Le Syndicat du crime 3 ne doit pas être vu comme un caprice mégalo (quoiqu’un peu) de Tsui : c’est aussi un film indéniablement personnel, le prolongement naturel du travail à la fois respectueux et déconstructeur de Tsui Hark sur les légendes chinoises (Il était une fois en Chine, 1991 ; Green Snake, 1993, entre autres). La légende ici est celle du Syndicat du crime et de Chow Yun-fat (déjà mise en abyme dans le second volet au travers d’un artiste planchant sur un manga mettant en scène les héros).
Cinéaste du flux, du changement, Tsui Hark attaque sa dimension machiste en glissant un personnage féminin de premier plan (joué par la grande Anita Mui) : c’est elle que l’on verra en premier user du cliché wooesque (tirer avec un pistolet à chaque main), qui apprendra à Chow à être un tueur et lui donnera son imper et ses lunettes fétiches, comme Eva Green dotera 007 de son smoking dans Casino Royale. Derrière le héros, une femme. Pour Tsui Hark, il s’agit aussi de revenir à son idée initiale du Syndicat du crime uniquement interprété par des femmes. “Je voulais que Michelle Yeoh y joue le rôle de Chow. (…) Très tôt, je voulais faire des films sans hommes”, déclare-t-il à Time en 2000.
Le cinéaste ne veut pas imiter la grâce balistique propre à Woo. Il se centre davantage sur la romance – plus crédible ici que chez un Woo, gauche quand il filme un homme et une femme dans le même cadre – que sur l’action, au bord du chaos. Son mérite premier est de ramener les héros aériens dans le réel, en déroulant son prequel sur fond de guerre du Vietnam. Résonance d’autant plus intime que Tsui Hark est un Vietnamien ayant émigré vers Hong Kong dans son enfance. Le Syndicat du crime 3 est clairement plus politique, établissant un parallèle violent entre le retrait des Etats-Unis de Saigon et le départ futur des Anglais de Hong Kong. Frisson : le combat entre Chow Yun-fat et un char d’assaut évoque immanquablement les événements de la place Tiananmen la même année. Généralement décrié par les fans des précédents films, qui n’associent Le Syndicat du crime qu’à Woo, ce troisième film est l’outsider à réévaluer de la trilogie. Une trilogie secrètement parcourue par l’idée du départ : nouveau départ, de ce monde, de Saigon, du couple, de Hong Kong. A la fin de chaque film, les personnages doivent nécessairement s’en aller, faire translation, ne pas rester là. On ignore si Wong Kar-wai pense aux mots de Ti Lung à Chow Yun-fat dans Le Syndicat du crime (“Recommençons tout à zéro”) lorsqu’il entame Happy Together (incidemment interprété par Leslie Cheung) par cette voix off : “Ho Po-wing disait toujours : “Si on recommençait tout à zéro.”
Dix ans plus tard, Woo et Tsui sont eux aussi partis chacun de leur côté, vers Hollywood, et avec des résultats contrastés. Le Volte-Face de John Woo (1997, avec Travolta et Cage) est la greffe très réussie d’un vocabulaire Woo – qui était déjà une réinterprétation de Peckinpah, Melville et Scorsese – sur une armature de blockbuster américain high-tech typiquement nineties. Tsui Hark, en revanche, joue faussement l’infiltré, incapable de se loger dans le moule américain avec ses passionnants Double Team (1996) et Piège à Hong Kong (1998), petites machines de guerre perverses contre l’entertainment.
De nos jours, l’exception hong-kongaise s’est diluée à Hollywood : Tsui Hark est reparti à Hong Kong et peine à retrouver sa gloire d’antan ; après succès (Mission:Impossible 2, 2000) et échec (Les Messagers du vent, 2002), John Woo se disperse en Californie entre projets annoncés puis avortés et diversification plutôt stérile (BD ou le jeu vidéo Stranglehold, resucée de ses gunfights). A Hong Kong, les beaux lendemains se sont offerts à un cinéaste qui a réussi à combiner le meilleur des deux artistes : idiosyncrasies et relectures de polars à la Woo, activité prolifique et contrôle de producteur à la Tsui. Il s’agit de Johnnie To. Retour à la case départ ?
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