John Landis n’est pas un tâcheron. Même si certains de ses films sont infréquentables, le créateur des Blues Brothers, qui leur redonne une seconde vie avec Blues Brothers 2000, pourrait même être considéré comme un auteur à part entière : atypique, humble mais immédiatement reconnaissable grâce à son sens du tempo.
John Landis est un cinéaste insaisissable. De ceux qui ne se laissent pas facilement « auteurifier » : à chaque fois qu’on était prêt à tirer Landis vers le haut, il s’est dépêché de nous prendre à revers en ramenant son cinéma vers le bas. Ainsi, à l’aube des années 90, il a commis un remake d’Oscar avec Stallone, finement intitulé en français L’Embrouille est dans le sac, juste après avoir assuré la mise en scène d’un médiocre « véhicule » pour Eddie Murphy, Un Prince à New York : le grand cinéaste des Blues Brothers, du Loup-garou de Londres et du magnifique Série noire pour une nuit blanche (Into the night) s’éloignait à tire d’ailes. Avant de rebondir avec Innocent blood, vision à la fois parodique (c’était drôle et malin) et fidèle (ça faisait peur) du « film de vampires », avec une Anne Parillaud qui démontrait aux Américains qu’elle n’avait pas froid aux yeux ni ailleurs. On pensait Landis au sommet et re-patatras, il signe Le Flic de Beverly Hills 3, un film aussi mal vu par la critique que peu vu par le public (relativement aux deux premiers épisodes). Landis redevenait infréquentable.
Jusqu’à ces Blues Brothers 2000 qui sans atteindre la grandeur de leurs ancêtres démontrent une nouvelle fois que si Landis sera toujours trop atypique pour prétendre aux honneurs (il n’a jamais eu le moindre Oscar), il reste suffisamment honnête pour trousser un divertissement économe et désuet, sans la ramener, juste pour le plaisir de réussir trois gags en forme de clins d’oeil et de réunir une bande d’amis musiciens qu’il avait un peu perdus de vue.
Car John Landis est un cinéaste modeste. Aussi fasciné par la bêtise ordinaire que les frères Coen (un film inédit s’appelle The Stupids), aussi imprégné de culture populaire américaine que Tim Burton, il a toujours refusé de filmer à l’épate, de créer ses propres effets de reconnaissance et de prétendre à un statut autre que celui d’amuseur du samedi soir. Pourtant, un film de Landis même le plus mauvais est immédiatement reconnaissable à son tempo. Quand tous les autres veulent aller de plus en plus vite et empilent frénétiquement les dépouilles des genres dans un vaste recyclage, lui n’affiche que sa nonchalance. Et sa certitude d’être le prisonnier volontaire d’un vaste trafic d’images qu’il faut ordonner et gérer au mieux plutôt que tenter de régénérer d’où l’omniprésence, dans les recoins de chaque plan, de téléviseurs qui passent en boucle des extraits de films anciens.
Pour Landis, il ne s’agit pas de dépasser les genres mais de leur rendre hommage en les soumettant à la jouissance de personnages trop petits pour eux, et en les confrontant à l’impossibilité formelle de leur imitation. Au lieu de tordre les figures imposées (la blonde fatale d’Into the night, les mafieux d’Innocent blood, les ballets des Blues Brothers 2000), Landis les saisit et les plaque sur des fictions vulgarisées. Mais lui ne se croit pas plus malin que ses rêves et assume avec beaucoup d’élégance sa position de parodiste amoureux. Il est donc très peu spectaculaire. Cette platitude revendiquée lui permet de fonder son burlesque sur le décalage constant entre des situations bigger than life et un contexte quotidien qui ne peut les contenir. Face à leurs fictions de chevet, les personnages de Landis cherchent à faire voler en éclats les limites de leur champ. Et retombent tant bien que mal sur leurs pieds. Surtout qu’ils sont littéralement cernés par des images mentales et leurs représentations prosaïques.
Qu’il soit créateur et metteur en scène occasionnel de la série Dream on ou fabricant de clips pour Michael Jackson (Thriller, Black or white), Landis refuse la tentation de la marge et travaille dans l’oeil du cyclone de l’industrie des loisirs. Comme Martin Tupper (son héros de Dream on, qui visualise un plan de film en noir et blanc dans chaque situation de la vie de tous les jours), Landis juxtapose sa condition de cinéaste du système avec ses emportements imaginaires de rebelle éclairé. Tout en respectant les commandes, il ne cesse de filmer l’Amérique comme un vaste univers factice, un immense parc d’attractions qui cherche à dissimuler ses tendances fascistoïdes (c’est le sujet de contrebande du Flic de Beverly Hills 3, où Eddie Murphy combat les vigiles de Disney).
Dans tous ses films, Landis ne dépeint que des marginaux (bluesmen au temps du disco triomphant ou bien vampirette française égarée dans la mafia) et porte un regard corrosif sur l’Amérique blanche sûre de ses valeurs. Géniale comédie sur les notions d’inné et d’acquis, conte philosophique voltairien revu par le Saturday night live, Un Fauteuil pour deux (Trading places) appuyait en rigolant là où ça fait mal et tournait au pamphlet social. A la fois récepteur de mythologies, émetteur de shows et renvoyeur schizophrène, Landis se place dans la grande tradition minnellienne du spectacle comme seule critique possible du spectacle.
Ayant exercé tous les petits métiers du cinéma, réalisateur de pornos et cascadeur sur des westerns spaghetti en Espagne, metteur en scène attitré des ZAZ (Zucker/Abrahams/Zucker, le trio de Y a-t-il un pilote dans l’avion ? ) à leurs débuts (Kentucky fried movie) et producteur pour 60 000 dollars de son premier film (Schlock), Landis serait le symbole vivant du mirage hollywoodien s’il n’avait pas connu un drame qui allait le conduire à relativiser son éclatante réussite et le rendre encore plus sceptique quant au tribut à payer à « l’usine à rêves » : en juillet 82, l’acteur Vic Morrow et deux enfants figurants se tuaient dans un accident d’hélicoptère, durant le tournage de l’épisode de Landis pour l’adaptation cinématographique de La Quatrième dimension. Accusé de complicité d’homicide involontaire, Landis fut finalement acquitté après une longue procédure judiciaire. Il sait donc que les rires ne doivent jamais faire oublier les terrifiants grincements de la machine. Et son cinéma s’attache à nous restituer les uns comme les autres. Parce que lui ne peut plus faire semblant d’y croire encore. Plus tout à fait.
Quand avez-vous eu l’idée de donner une suite aux Blues Brothers ?
En fait, dès l’origine du projet Blues Brothers, nous avions l’intention de faire une suite. Evidemment, quand John Belushi est décédé, l’idée est morte avec lui. Et puis il y a environ six ans, Dan Aykroyd a commencé à donner des concerts en tant qu’Elwood, son personnage de Blues Brother, accompagné par l’orchestre des Blues Brothers dans le circuit des House Of Blues, chaîne de clubs à travers les Etats-Unis. La réaction du public a été énorme, inattendue, fantastique. Du coup, Dan m’a téléphoné pour me demander ce que je pensais d’une suite au film. J’étais surpris, je n’y pensais plus du tout, sur le coup je ne savais pas trop quoi répondre… Finalement, il y a deux ans, nous nous sommes mis à travailler sur le scénario. Ma première réaction à cette idée de suite était très mitigée ; puis, en y réfléchissant, il y avait un tas de raisons de le faire. La première était la passion de John et de Dan pour cette musique ; Dan a un coeur gros comme ça, il adore le rhythm’n’blues, et je voulais vraiment le faire pour lui. Deuxièmement, il y a bien sûr la musique elle-même, tellement jouissive qu’il est difficile d’y résister et l’idée de retravailler avec tous ces musiciens géniaux était très alléchante. Troisième raison, l’idée de faire une suite dix-huit ans après était très amusante et excitante ; je crois même que c’est rare de faire une suite si longtemps après le premier film. Dan et moi avons créé cette mythologie Blues Brothers et tout le monde était prêt à reprendre son personnage dix-huit ans après. Franchement, on ne refuse pas des occasions pareilles.
Pendant ces dix-huit ans et vu le succès du premier film, les producteurs vous avaient-ils fréquemment relancé ?
Non. Après la mort de John, tout le monde avait abandonné l’idée. Pourtant, il existe des tas d’imitateurs des Blues Brothers, des shows inspirés par ce duo on aurait pu facilement remplacer John. Mais, non, on n’en avait pas le désir, on avait laissé tomber cette idée. Tout a recommencé avec les concerts de Dan. La grosse différence entre ce film-là et le premier, c’est que le premier était un peu plus sombre : c’était très simple, un peu « Mickey Rooney et Judy Garland se réunissent et font un show pour sauver leur orphelinat ». Aujourd’hui, Dan et moi avons dépassé la quarantaine, nous avons des enfants, etc. : il s’agit donc plutôt d’Elwood et de sa quête d’une famille. C’est une histoire et un thème différents, c’est beaucoup plus chaleureux que le premier.
En faisant le premier Blues Brothers, pensiez-vous que ça deviendrait un film culte ?
Naaaon ! On ne pense jamais en ces termes quand on travaille sur un film. Le problème avec le cinéma en général, c’est qu’on a une attitude double, schizophrène : on prétend faire de l’art, mais au fond de soi, on veut gagner de l’argent (rires)… Les Blues Brothers a été un énorme succès aux Etats-Unis, mais les critiques l’avaient globalement démoli : on reprochait à Aykroyd et Belushi d’être des Blancs essayant d’imiter les chanteurs noirs. En fait, ils étaient assez bons. C’est essentiel dans cette affaire Blues Brothers : le groupe est vraiment bon, Aykroyd et Belushi également, ce ne sont pas de pâles imitateurs. Elwood et Jake sont devenus des icônes de la culture populaire, comme Mickey. Mais on n’en avait absolument pas conscience en faisant le film. Avec le recul, je peux simplement dire qu’on a fait ce film en se basant sur la passion de Dan pour la musique noire américaine, le rhythm’n’blues, le gospel… Toute la musique populaire moderne vient de là. A l’époque où nous avons fait le premier Blues Brothers, c’était en 79, en plein règne disco. Abba et les Bee Gees dominaient la musique populaire. Dan et John ont alors utilisé leur célébrité et le cinéma pour braquer un coup de projecteur sur une musique géniale mais oubliée et sur ses artistes. Ça a marché du tonnerre, mais au moment de la gestation de ce projet, Universal ne voulait pas faire le film et MCA (filiale disques de Universal) pensait que nous étions fous, ils ne voulaient pas d’un disque pareil. Finalement, c’est Atlantic qui l’a sorti. Aujourd’hui, le contexte est différent : cette musique revit, elle vend, elle a de nouveau une audience et une considération.
Pourquoi teniez-vous autant à tourner le premier Blues Brothers à Chicago, votre ville natale ?
Chicago est la ville qui a vu le blues devenir électrique. John Belushi était originaire de la banlieue de Chicago. C’est l’une des plus belles villes que je connaisse. Le second volet est un road-movie : il se déroule dans l’Indiana, le Kentucky, en Louisiane et dans l’Ohio. C’était une manière de montrer où sont les racines de cette musique.
Le casting du premier film était incroyable.
Encore plus incroyable et étonnant est le nombre et la qualité des gens qui nous ont contactés pour participer au second film. Pour le premier, les gens croyaient qu’on était fous. C’est simplement parce que je venais d’avoir un gros succès avec American college que j’ai eu de l’argent pour continuer. Quand vous avez du succès, on vous donne les moyens de recommencer. Pour les Blues Brothers, on s’est servi du pouvoir que nous avait donné le succès de nos précédents films. Et le film a non seulement rapporté de l’argent, mais il a aussi attiré l’attention du public sur ces musiciens. Ils en étaient conscients. Pendant quinze ans, B.B. King, par exemple, s’est vu reprocher de ne pas avoir été dans les Blues Brothers.
Vous êtes le créateur du feuilleton Dream on. Quelle en est la part autobiographique ?
Comme je voudrais avoir la même vie sexuelle !
Comment est née l’idée du feuilleton ?
Le président de MCA de l’époque m’a appelé. Ronald Reagan était président du syndicat des acteurs : il l’a détruit exactement comme il détruira ensuite le pays ! Il a passé un accord avec les producteurs qui stipulait que pour tous les films tournés avant 1960, ces derniers n’avaient rien à payer aux acteurs. MCA était propriétaire d’une masse énorme de programmes télé et de films datant d’avant 1960 la Paramount, par exemple, lui appartenait. MCA disposait donc d’un matériel énorme gratuitement et sans avoir à payer personne. Ils sont venus me voir parce qu’ils avaient un problème : comment faire pour intéresser les gens à ces vieilles images ? Mon idée consistait à utiliser des extraits assez courts, un peu comme les bulles en bande dessinée. Deux scénaristes ont ensuite inventé les personnages et les situations à partir de cette idée de base.
Dans Le Loup-garou de Londres, il y avait plusieurs ambitions : traiter le genre, le respecter et en faire autre chose.
Je voulais le traiter de manière réaliste. C’est pour ça que c’est devenu drôle.
On sent que vous aimez le monstre dans le film.
Je n’ai pas d’affection pour les loups-garous. Chaque monstre a sa propre mythologie et à partir de là, on construit. Je crois qu’Innocent blood aurait eu plus de succès aux Etats-Unis si le personnage féminin avait eu des crocs. Dans Le Loup-garou de Londres, ça ressemble à une maladie. Alors que dans la légende, ce sont des gens malfaisants qui se transforment en loups-garous. Chez moi, ce sont des victimes.
Aviez-vous pensé à La Féline de Jacques Tourneur ?
C’est un film génial. Mais dans La Féline, l’histoire est encore plus bizarre parce que les personnages deviennent des félins par le sexe. Pour les vampires aussi, ça tourne autour du sexe : ils boivent du sang, sont bisexuels. Dans Dracula, avec Bela Lugosi ou Christopher Lee, les femmes jouissent, elles ont des orgasmes.
Pourquoi ce choix d’Anne Parillaud ? Est-ce parce que les actrices françaises se déshabillent plus facilement ?
Vous n’avez jamais vu une actrice américaine nue ?
Si, mais moins complètement !
Et Jamie Lee Curtis dans Un Fauteuil pour deux, alors ?! J’ai choisi Anne Parillaud parce qu’on voit Marie, le personnage qu’elle incarne, tuer des gens, leur sucer le cou, tout en restant sympathique. J’avais beaucoup aimé sa performance dans Nikita, où elle jouait un assassin, mais aussi une femme sympathique. A l’époque, je ne savais pas qu’elle avait fait tous ces films ridicules. Mais Anne était danseuse. Il me fallait une actrice capable d’être convaincante dans un rôle très physique. Il n’y avait aucun doute possible : elle était absolument capable de faire tout ce qu’elle faisait dans le film. Et ce n’est pas rien : voler dans les airs, étriper des hommes…
Il n’y a aucune explication au fait qu’elle soit un vampire.
Non, parce que j’ai voulu traiter le sujet de manière réaliste. Si quelqu’un est catholique, il n’est pas nécessaire de l’expliquer : cette personne est catholique, un point c’est tout. On m’a reproché qu’à aucun moment n’est prononcé le mot « vampire » dans Innocent blood. Mais pour quoi faire ? C’est être réaliste, c’est tout.
On a l’impression que vous vous intéressez toujours aux marginaux et que vous en profitez pour critiquer la société américaine.
Les marginaux sont les plus intéressants. Et je critique l’Amérique, sans aucun doute. Je le fais avec fierté. C’est l’un des avantages d’être américain.
Croyez-vous que Scorsese a pensé à Into the night en tournant After hours ?
Je ne sais pas. Après American college, on a vu apparaître des centaines de films dans le monde entier sur le même modèle. Ensuite, j’ai fait les Blues Brothers… et on m’a proposé de faire Men in black. Quand j’ai lu le scénario, je me suis dit que c’était les Ghostbusters habillés en Blues Brothers ! C’est pourquoi j’ai refusé. Tout le monde emprunte à tout le monde.
Quand vous avez fait Un Fauteuil pour deux, pensiez-vous à une comédie sociale à la Frank Capra ?
Bien sûr. Ce film est une tentative délibérée de comédie sociale contemporaine, après les Capra et les Preston Sturges des années 30 et 40. Il n’y a que le langage et le sexe qui changent. Mais les critiques de cinéma sont souvent mal à l’aise avec mes films, parce qu’ils ne savent pas dans quelle catégorie les classer. Le Loup-garou de Londres, c’est un film d’horreur mais c’est drôle… Les Blues Brothers 2000, c’est une comédie musicale, mais il y a des carambolages oui, et alors ?!
Votre critique de la société américaine implique-t-elle que vous ayez du mal à trouver des producteurs ?
Dans le business du cinéma, il n’y a qu’une seule chose qui compte : l’argent. En France aussi. Partout. Ce n’est pas pour rien que ça s’appelle l’industrie du cinéma. Après un succès, on vous donne de l’argent pour le prochain film. Après un échec, rien.
Le Flic de Beverly Hills 3 était une commande : comment est-ce devenu quelque chose d’aussi personnel ?
Le scénario était médiocre. Et Eddie Murphy voulait davantage être un héros de film d’action plutôt que faire rire. De plus, on avait des problèmes de budget. Eddie était payé 20 millions de dollars mais on voulait que je fasse un film pas cher !
Vous vouliez faire un film politique ?
J’ai toujours fait des films politiques. Tous les films sont politiques. Le scénario d’American college était fabuleux. C’était extrêmement politique mais personne ne l’a relevé. Le Prince de New York dont je suis très fier, un véritable conte de fées est un film très politique. Son succès fut mondial, or personne n’a jamais pensé que c’était un film noir, alors que la majorité des personnages étaient noirs. Généralement, quand il y a des Noirs dans un film, le clou c’est qu’ils sont noirs ils jouent des Noirs et non pas des gens. Et si je demande qu’on me trouve vingt figurants, on me proposera vingt Blancs. Pour avoir des Noirs ou des Asiatiques, je dois en faire la demande expresse.
On reconnaît votre style classique et nonchalant dès les premiers plans des Blues Brothers 2000… En êtes-vous conscient ?
Je suis un raconteur d’histoires, je ne pioche pas dans les modes du moment pour trouver comment je vais faire un film.
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