Réalisateur de clips (Siouxsee, Depeche mode, Johnny Cash, Placebo, Bad Seeds…), grand pote de Nick Cave, auteur de La Route ou Des hommes sans loi, l’Australien John Hillcoat signe Triple 9, un polar tendu et stylisé façon Mann ou Fincher. Entretien.
Après The proposition, La Route ou Des hommes sans loi, vous signez encore un film très viril, très masculin.
John Hillcoat – (rires)… Je reçois pas mal de propositions de scénarios centrés sur un personnage féminin mais mon problème, c’est justement que leur féminisme est trop surligné, presque caricatural. J’essaie de trouver des personnages féminins de films de genre qui soient inscrits dans le film sans forcément porter un drapeau féministe ou une autre cause. J’irais même jusqu’à dire qu’un personnage féminin féministe est réducteur pour les femmes car ça les limite à un seul aspect de leur identité. Je trouve plus intéressant de filmer un bon personnage de polar qui, entre autres, serait une femme.
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Quel aspect de Triple 9 vous a particulièrement séduit et motivé à tourner ce film ?
Je suis fan de films noirs et de polars, mais c’est un genre ultra filmé. Le défi consiste à le renouveler. Et ce que j’ai perçu de neuf dans ce scénar, c’est le dilemme moral auquel sont confrontés les personnages. Dans mes recherches, j’ai découvert que l’entraînement des forces spéciales de police ou de l’armée est extrêmement dur et qu’il implique une immense solidarité entre les membres du groupe, une solidarité qui confine à la survie collective. Or, c’est cette solidarité qui est questionnée dans ce film. Quand un flic est corrompu et se trouve en situation de devoir tuer un autre flic, les enjeux de loyauté sont encore plus aigus. J’ai pensé au film Le Prince de NY de Sidney Lumet.
En effet, le suspense de Triple 9 est constant parce que la plupart des personnages sont duplices…
C’est plus intéressant et c’est plus réaliste. Je préfère explorer les zones de gris plutôt que le tout noir-tout blanc. Et chaque personnage est servi par une remarquable performance d’acteur. Aujourd’hui, les séries télé sont un beau terrain d’exploration des ambigüités humaines. Au cinéma, malheureusement, les enjeux financiers sont devenus tels qu’on en est venu à tout schématiser pour présenter des héros positifs bien identifiables par le public le plus large possible. Les coûts de production et de marketing ont explosé et les gros studios recherchent leur retour sur investissement. Stratégiquement, je crois que c’est une grossière erreur parce que sur le long terme, le cinéma se renouvelle et conquiert de nouveaux succès en prenant des risques, en racontant des histoires plus complexes et plus pointues.
Les séries télé prennent plus de risques que le cinéma ?
La télé a compris que les spectateurs ne sont pas idiots et sont en demande d’une certaine complexité. C’est bien pour nous, spectateurs de télé, mais c’est triste aussi pour nous, spectateurs de cinéma. Je reste très attaché à cette expérience qui consiste à regarder un film dans le noir au milieu d’un public. Par ailleurs, les séries télé demeurent fondées sur le récit et le dialogue, qui sont désormais assez sophistiqués, mais sur le plan de l’invention visuelle, de la mise en scène, elles sont encore très loin du meilleur cinéma. Le prochain défi des séries télé, c’est la créativité formelle. Or, les plans larges sont une rareté dans les séries. C’est peut-être lié aussi à la technologie, car les gens regardent les images sur des écrans de plus en plus petits. Je m’inquiète de cette évolution quand je vois mon fils de 14 ans qui regarde presque tout sur son iPhone.
Vos scènes d’action sont spectaculaires mais avec un souci de réalisme…
C’était fondamental pour moi. Il y a aujourd’hui tellement de films d’action irréalistes qui se vautrent dans le pur spectaculaire aux dépens de la crédibilité de base. On dirait des dessins animés. Je tenais à cette proximité avec la vérité du terrain. Je voulais retrouver ce grain réaliste qui était la marque de tous les grands polars des années soixante-dix comme ceux de Friedkin, de Lumet ou des premiers Scorsese. French connection est l’incarnation de ce cinéma de genre ancré dans la réalité urbaine auquel j’aspire.
Triple 9 représente bien la diversité ethnique des Etats-Unis.
Cet aspect est renforcé par le tournage à Atlanta, une des villes en fortecroissance aux Etats-Unis, et dont la diversité ethnique est encore plus forte qu’à NY ou Los angeles. A LA, les communautés se mélangent mal, chacune est confinée dans son quartier, voire son ghetto. Compton n’a rien à voir avec Beverly Hills, ce sont deux mondes étrangers l’un à l’autre. Beverly Hills est une bulle de richesse alors que Compton ressemble à une zone de guerre. A Atlanta existe un véritable melting pot, ça se mélange beaucoup mieux. Ce mix d’ethnies et de communautés a grandement enrichi le film.
Le film montre un aspect inquiétant : la collusion entre pouvoirs et mafias.
C’est un aspect qui a toujours existé dans l’histoire américaine. On a connu les mafias italiennes… Ce qui a changé ensuite avec l’apparition des mafias latinos, c’est que les cartels avaient une formation paramilitaire. De plus, le marché de la drogue s’est développé et ces cartels détiennent une richesse et une puissance décuplées par rapport aux mafias italiennes d’antan. Maintenant, suite à la chute du Mur et du communisme, il y a les mafias judéo-russes, mondialement puissantes… Chaque communauté ethnique sécrète sa déviance mafieuse et parallèlement, les enjeux financiers ont grimpé et le degré de corruption des institutions officielles aussi. Quand des agents du FBI sont corrompus, on est face à un problème sérieux. Ajoutons à cela la question du terrorisme, qui est étroitement mêlée à l’économie mondiale de la drogue. Plus je fais des recherches, plus je me rends compte que s’il existe des zones de guerres et de conflits, c’est parce que des gens haut placés ont intérêt à ce que ces conflits perdurent parce que les enjeux financiers sont extrêmement élevés. Après, tout est pris dans un cercle vicieux. Par exemple, regardez comment les Etats-Unis remplissent leurs prisons de junkies alors qu’ils feraient mieux d’essayer de guérir ces personnes. Par ailleurs, en réponse à ces mafias paramilitaires, les flics reçoivent aussi une formation paramilitaire. Tout s’emballe vers le pire. Pfff… Je digresse, mais Triple 9 évoque tout ça.
Le cinéma américain des années soixante-dix était-il votre seule source d’influence ?
Oh non. Je suis aussi très fan de la tradition française du film noir, de sa charge existentielle très forte. Je pense en particulier à Melville, dont les films sont… waow, je ne trouve même plus les mots. Michael Mann est une autre influence forte. J’ai essayé de travailler avec les mêmes méthodes que lui, c’est-à-dire, beaucoup de recherches de terrain, des conseillers qui ont un vécu proche du sujet, de façon à nourrir le film de la plus grande authenticité possible. Pour le réalisme et la manière de filmer une scène d’action, je dois beaucoup à Mann. Pour l’aspect métaphysique, l’inéluctabilité d’une destinée, je suis plus redevable envers Melville. On aimerait que mes personnages fassent machine arrière, mais ils ne peuvent pas, ils sont happés par leur destin.
Pour un Australien, vous semblez avoir une bonne connaissance de la société américaine et de ses fractures ?
Je suis né en Australie mais j’ai grandi dans le Connecticut, au tournant des années soixante et soixante-dix. C’était une époque géniale. Mes parents étaient impliqués dans les mouvements politiques et sociaux, les protestations contre la guerre… J’ai même découvert récemment que j’ai été baby-sitté par des membres influents des Blacks Panthers ! C’était une époque de révolution culturelle. Et puis, tous nos héros ont été assassinés : Martin Luther King, Malcolm X, les Kennedy… Les rock stars aussi ont péri, sous l’effet des drogues et excès en tous genres. Ces dix années, disons de 1963 à 1973, ont constitué un extraordinaire basculement. A côté de ça, c’était aussi une époque où on voyait la guerre du Vietnam quasiment en direct tous les soirs aux infos télévisées. J’ai vécu ces années en adolescent et elles m’ont évidemment influencé, y compris dans ma conception du cinéma comme moyen d’explorer les violences du monde réel.
Vous avez réalisé beaucoup de clips. Qui sont vos groupes, chanteurs ou musiciens préférés ?
Ouh là, difficile de répondre à une question aussi vaste ! Mes parents m’ont initié à la musique, ils m’ont emmené au festival de Newport, m’ont fait grandir avec Bob Dylan, BB King, Muddy Waters… Aujourd’hui, j’aime le meilleur de chaque genre : rock, pop, blues, country, jazz, punk, rap… le classique aussi. La musique est essentielle dans ma vie. La mort de Bowie m’a laissé sans voix. J’adore le nouvel album de Kendrick Lamar qui est musicalement très sophistiqué. J’aime les hybridations de genres, l’utilisation de l’électronique. Dans la BO de Triple 9, nous avons essayé d’inclure toutes sortes de sons et d’influences, classiques et contemporains, rock, blues, electro… Ne me lancez pas sur la musique en fin d’interview, ça pourrait le prolonger jusqu’à demain !
Propos recueillis par Serge Kaganski
Triple 9, avec Casey Affleck, Chiwetel Ejiofor, Woody Harrelson, sortie le 16 mars
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