Pendant que le cinéma fait le beau sur les rives de la Croisette, France 2 programme cette semaine, aux heures avancées de la nuit, un cycle John Cassavetes en VO : une élégante façon d’être présent à la fois au centre et en marge de l’actualité du cinéma. Le premier de ces cinq films, Shadows, est aussi le premier réalisé par Cassavetes : une uvre improvisée à l’instinct, un tournage aventureux qui fut aussi une histoire d’amitié, de liberté et de système D.
En 1957, quand John Cassavetes et sa petite bande d’amis commencent à tourner Shadows dans les rues de New York, les premières télévisions en couleur font leur apparition dans les livings américains. Les majors hollywoodiennes envoient leurs fidèles serviteurs (Wyler, Vidor, Mann…) tourner en Europe des superproductions antiquisantes en espérant qu’elles détourneront leurs spectateurs de l’attrait des mystérieuses lucarnes. La Paramount sent tout de même qu’il est temps de se diversifier et crée ses propres studios de télévision. Jack Nicholson et Gena Rowlands, qui est déjà madame Cassavetes, tournent leurs premiers films.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le monde et le cinéma vont changer, mais Hollywood ne le sait pas encore ou plutôt s’en fout complètement tant que les dollars continuent de rentrer. A Paris et à Londres, quelques jeunes gens plus ou moins en colère s’agitent. A New York aussi. « A cette époque, Hollywood considérait avec amusement ce qui se passait à New York : un cinéma sans identité précise, qui semblait avoir pris naissance sur les trottoirs les plus mal famés de la ville, émettait de vagues signaux de survie. C’était un cinéma pauvre, sale, mal peigné, qui ignorait les règles les plus élémentaires de la bienséance (raccords dans l’axe et contrechamps étalonnés). Bref, un cinéma de voyous et d’intellectuels qui ne pouvait, en effet, qu’amuser Hollywood, écrivait André S. Labarthe. Si les intellectuels ne quitteront guère les trous à rats où ils expérimentaient ce qu’ils attendaient du cinéma, (…) il n’en allait pas de même avec les voyous pour qui le cinéma était indécrottablement documentaire (avec plus d’élégance, Bazin disait : ontologiquement) et, comme tel, investi d’une mission à laquelle, estimaient-ils, Hollywood avait failli : prendre le monde qui nous entoure en flagrant délit d’existence. » On ne saurait mieux résumer l’ambition de Shadows.
Au moment de se lancer à corps perdu dans cette aventure, John Cassavetes est un jeune acteur qui monte (personnage que lui confiera ironiquement Polanski dans Rosemary’s baby). Il a fait ses classes à la télévision en tournant dans de nombreuses séries comme Alfred Hitchcock présente, Rawhide ou Le Virginien et vient de faire ses deux premiers films comme vedette. James Dean vient de mourir et Marlon Brando commence déjà à s’empâter : le rôle du rebelle sans cause est à prendre.
A l’aide de ses cachets, Cassavetes préfère créer son propre atelier théâtral avec son ami Bert Lane, le Variety Arts Studio. C’est de là que va sortir Shadows. Cassavetes raconte : « J’ai loué un loft dans la 48eRue. J’ai réuni environ dix-neuf jeunes acteurs ; tout le monde payait deux dollars par semaine, moi y compris. Shadows a commencé comme une improvisation sur laquelle le cours travaillait. Un jour, pendant une classe, une improvisation m’avait tellement impressionné que j’ai dit : « Mais ça ferait un film super ! » C’était l’histoire d’une Noire qui se fait passer pour une Blanche et qui perd son petit ami blanc quand il rencontre son frère à elle, qui est noir. » Les acteurs de Shadows sortent tous du workshop de la 48e Rue, première troupe et première famille d’adoption d’un cinéaste qui ne peut créer qu’entouré des siens. Parmi eux, on trouve Tony Ray, le fils de Nicholas Ray, et Lelia Goldoni qui, bien que d’origine sicilienne, joue la jeune Noire : « A l’époque en Amérique, la société était très stricte, la ségrégation était encore en vigueur. Il y avait bien à New York un peu de mélanges, mais c’était rare. Si vous étiez avec quelqu’un d’une autre race, c’était que vous étiez bizarre ou que vous cherchiez à vous faire remarquer, on vous regardait d’un drôle d’air. Quand John a tourné Shadows, le fait que je ne sois absolument pas noire devait montrer aux gens que s’ils croyaient que je l’étais, alors la ségrégation devenait impossible, puisqu’on ne pouvait trouver aucun critère de différenciation. » Actrice au talent inouï, Lelia Goldoni paiera de sa future carrière cette provocation envers le code de censure Hays, qui interdisait tout rapport sexuel entre deux personnes de races différentes.
Il faudra attendre 1967 pour qu’Hollywood ose timidement aborder le sujet avec Devine qui vient dîner et le trop parfait Sidney Poitier en gendre noir idéal. Dans l’Amérique de la fin des années 50, Cassavetes était décidément un voyou.
La troupe réunie, le thème et les personnages définis, il reste à trouver l’argent. « Ce soir-là, raconte John Cassavetes, j’allais à l’émission de radio, le Jean Shepard’s Night People Story. Il avait dit un mot de Edge of the city dont j’étais la vedette et je voulais l’en remercier. J’ai parlé à Jean de la pièce qu’on avait improvisée en classe, et je lui ai dit que ça ferait un film génial. Il m’a alors demandé si je pensais être capable de trouver les fonds. Je lui ai répondu : « Si les gens ont vraiment envie de voir un film sur les gens, ils devraient payer pour ça ! » Et à la fin d’une ou deux semaines, le Shepard’s Show avait récolté deux ou trois mille dollars de la part des auditeurs. » Cette manne miraculeuse ne suffira évidemment pas, mais elle permettra de commencer le tournage avant que l’enthousiasme ne retombe. Après quelques jours d’improvisations supplémentaires, Cassavetes tourne d’abord huit semaines. Il monte et postsynchronise le film pendant plus d’un an pour obtenir une version d’une heure. Peu satisfait du côté arty et intello du film, ainsi que des nombreux trous dans la narration, il tourne encore trois semaines et rajoute les scènes du musée et la nuit d’amour entre Tony et Lelia. Si cette seconde partie du tournage est beaucoup moins improvisée (Cassavetes écrivant les dialogues de ses acteurs), les conditions n’en restent pas moins épiques. Al Ruban, l’assistant-opérateur, s’en souvient encore : « On se faisait souvent pourchasser par la police. Nous n’avions pas d’autorisations de filmer. On allait demander aux gens qui vivaient au rez-de-chaussée la permission de brancher nos câbles électriques dans leurs prises, pour pouvoir allumer un ou deux projecteurs. » Tourné avec les moyens du bord, pour reprendre l’expression de son coproducteur Nico Papatakis, Shadows coûtera finalement quarante mille dollars et Cassavetes remboursera ses dettes en jouant le rôle-titre de la série Johnny Staccato. A l’époque, le budget moyen d’un film américain était de deux millions de dollars.
« Shadows a été un accident créatif. On ne savait pas par quoi commencer et on a été forcé d’improviser. On improvisait sur une histoire que j’avais vaguement en tête. C’était mon secret. La grande différence avec les autres films, c’est que Shadows émane des personnages alors que, dans les autres films, ce sont les personnages qui émanent du scénario. » Par la suite, Cassavetes abandonnera la pure improvisation, mais restera fidèle à ce primat donné aux personnages dans une des plus passionnantes aventures artistiques de ce siècle de cinéma.
Sources :
J. Cassavetes, Portraits de famille par Doug Headline et Dominique Cazenave, Ramsay, 94. (Merci pour les photos.)
J. Cassavetes, Autoportraits, Cahiers du cinéma, 92.
J. Cassavetes par Thierry Jousse, Cahiers du cinéma, 89.
{"type":"Banniere-Basse"}