Le plus étrange des cinéastes portugais, le plus atypique des cinéastes tout court, livre avec Les Noces de Dieu un splendide et tranquille traité sur la jouissance. Avec ce cinquième film mettant en scène son double, Jean de Dieu, João César Monteiro prône la subversion par le raffinement esthète et la solitude artiste.
Le plus beau feuilleton de l’époque fait zéro à l’audimat, ne passe pas à la télévision et n’est jamais annoncé dans Télé 7 jours. Ses nouveaux épisodes, qui se succèdent environ tous les deux ou trois ans, durent plutôt 130 minutes que 52 ou 26, se jouent sur grand écran, dans des salles obscures choisies. Son auteur et acteur principal s’appelle João César Monteiro et son titre générique pourrait être Les Aventures de Jean de Dieu ou Les Tribulations d’un esthète subversif dans la vulgarité contemporaine.
Après Le Dernier plongeon, Souvenirs de la maison jaune, La Comédie de Dieu et cet épisode particulier qu’était Le Bassin de J. W., voici donc la suite des aventures de notre héros, faune solitaire, dandy décadent, clochard révolutionnaire, qui fait penser à un mélange de Nosferatu, de Buster Keaton et du Floréas des Esseintes de Huysmans.
A la fin du précédent épisode, on avait laissé un Jean de Dieu expulsé de son appartement lisboète et roué de coups. C’est donc logiquement que nous le retrouvons à la rue, sur le banc d’un parc, vêtu d’un jean sale et du maillot de Ronaldo, bouffant des sardines en conserve et buvant du gros rouge, puis pissant contre un arbre, non sans avoir pris soin de se saisir d’une grande feuille afin de protéger son anatomie du regard de la caméra et du public. Beauté de la composition plastique, intensité féconde de la durée, retrouvailles avec une vieille connaissance pas très recommandable mais à la gestuelle irrésistible, jeu avec le spectateur, sens de l’humour intact : ce superbe plan-séquence inaugural annonce un nouveau grand film.
Un « envoyé de Dieu » fait irruption dans cette scène en costume d’officier de marine et offre à notre clochard une valise bourrée de dollars pour faire de lui « l’homme le plus puissant du monde ». Jean de Dieu va alors sauver une jeune femme de la noyade, la ramener dans son couvent, devenir baron, investir un superbe palais, épouser une femme tout aussi superbe (Elena Gombrowicz, alias Albertine Rabelais, jouée par la torride Joana Azevedo), ne pas toucher un morceau de la copieuse part de ragoût qu’il s’est servie (Rabelais et Calvin dans le même corps), déguster le sexe de son épouse comme un mets raffiné, fomenter un complot contre le pouvoir en place, compléter sa collection de poils pubiens bref, foutre un bordel abracadabranque gouverné par le triple souci de la beauté, de la jouissance et de l’insoumission à la société.
Evidemment, dit comme ça, ça a l’air de n’importe quoi. Mais tous ces événements improbables sont filmés avec une beauté et une cohérence de style qui laissent pantois. Beauté sereine et tranquille qui n’a rien à voir avec une idée de la beauté qui serait léchée, volontariste, laborieuse et donc morte.
La splendeur des Noces de Dieu tient à la magnificence de ses lieux, de ses décors naturels (parc luxuriant, couvent ancien, palais décrépit), de ses actrices aussi, mais elle décolle et prend toute son ampleur grâce à la mise en scène de Monteiro, essentiellement fondée sur l’art du plan-séquence. Qui dit plan-séquence dit respect des durées, développement de chaque bloc du film jusqu’à son épuisement.
Ce recours aux durées et au déploiement des plans- séquences n’est pas du tout un dogme vide, un principe gratuit, un vain présupposé théorique : il est nécessaire, il relève de l’essence d’un film et d’un personnage qui prône la jouissance maximale de chaque instant de l’existence, la dégustation lente et intense des différents sucs du monde (nourriture, boisson, sexe, séduction, jeu). Il y a ici une adéquation quasiment organique entre le contenu et le contenant qui fait le prix des grandes uvres.
Les Noces de Dieu est également construit sur une série de dialectiques fécondes et jubilatoires qui conjurent tout risque d’académisme, de solennité ou d’esprit de sérieux. Dialectique qui passe par Jean de Dieu lui-même, à la fois clochard et baron, laid et séduisant, effrayant et raffiné, épicurien et monastique, toujours écartelé entre le désir et la retenue, entre le profane et le sacré. De même que le palais est une demeure à la fois luxueuse et décatie, aux murs recouverts de magnifiques azulejos dont la plupart sont abîmés.
Ce film est ainsi pétri de culture, de citations musicales, picturales ou littéraires très élevées, mais ne devient jamais monument pompeux et poussiéreux car quand Monteiro cite, c’est à la façon de Duchamp ajoutant des moustaches à la Joconde : on reconnaîtra donc au fil du dialogue des mots de Céline, Baudelaire ou Proust, mais replacés dans un contexte différent, aboutissant à des effets assez hilarants. C’est-à-dire que tout ce que Monteiro/Jean de Dieu construit est immédiatement menacé de destruction, que rien n’est jamais acquis : voir la grande scène du film, long préliminaire érotique entre Jean de Dieu et sa dulcinée, entre la belle et la bête décharnée, moment aussi excitant que malaisant ; le lendemain matin, la belle s’est évaporée et notre héros la cherche partout, tel un Nosferatu burlesque et ridicule. Voir aussi le mouvement général du film et sa dernière partie.
Comme dans Souvenirs de la maison jaune et dans La Comédie de Dieu, Jean de Dieu finit par chuter. Représentée ici par la police, la société l’arrête, bien décidée à lui faire payer d’avoir essayé d’être un homme libre. Après avoir goûté au luxe, au calme et à la volupté, après avoir renversé un gouvernement et transformé un opéra en cacophonie, Jean de Dieu se retrouve dans l’asile de Souvenirs…, quasiment à sa misérable case départ. Mais même derrière ces murs, un homme libre reste libre et jouit encore d’un visage féminin, d’une paire de seins d’albâtre (« Vos seins sont si beaux que je vais m’évanouir ») et d’un poil pubien.
L’homme libre, évidemment, c’est aussi Monteiro.
Quand on l’avait rencontré il y a quatre ans à Lisbonne, il avait reçu nos reporters dans son grand appartement qui sentait la pisse de chien (son compagnon domestique faisait ses besoins partout), puis les avait emmenés dans les ruelles tortueuses de l’Alfama. A l’occasion, on avait pu mesurer son mélange d’aristocratie et de voyouterie, son train de vie chiche et son aura auprès de l’intelligentsia (et des jeunes filles) portugaise. Monteiro captivait son entourage, Monteiro buvait des coups, Monteiro n’en faisait qu’à sa tête, souverainement libéré de ces contingences qui nous entravent tous à plus ou moins forte dose. Il continue : ce coup-ci, il a annulé au dernier moment sa venue en France, ayant décidé qu’il ne voulait plus se déplacer pour parler aux journalistes français. Dans le dossier de presse, il écrit « Certains, parmi nous (peu, j’espère), auront la bienséance de convenir que Les Noces de Dieu est un film délicieux. » Apprécions le savoureux mélange d’humour et d’orgueil contenu dans cette phrase. Soyons bienséants, convenons que Les Noces de Dieu est en effet un film délicieux. Mais espérons aussi que, João de Dieu Monteiro nous pardonne, nous soyons un peu plus que « peu » à nous abandonner à la volupté de ce plaisir cinématographique aussi subversif que raffiné. Les Noces de Dieu de João César Monteiro, avec lui-même, Joana Azevedo, Rita Durão, Luís Miguel Cintra, Jean Douchet.
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