Plasticiens et cinéastes libanais, ayant grandi pendant la guerre, ils posent sur leur pays un regard différent et contemporain. Comme dans leur nouveau film, déambulation dans le Beyrouth d’aujourd’hui.
Ils sont deux mais donnent souvent l’impression de parler d’une seule voix, comme si leurs identités respectives s’étaient fondues pour en former une troisième. Pourtant, expliquent très clairement Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, tout leur travail consiste à explorer ce qu’est une identité et comment un individu peut bien exister de manière singulière, alors même qu’il est issu d’un endroit entièrement régi par le communautarisme ou l’appartenance clanique. Un endroit, mais aussi, surtout, un pays en particulier : le Liban, où ils sont tous deux nés, en 1969.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Joana et Khalil sont originaires d’un petit village, situé dans la montagne chrétienne et, gamins, fréquentaient le club sportif local, mais sans vraiment s’apprécier ils se seraient même plutôt détestés, ose-t-elle avouer aujourd’hui, sous son regard amusé à lui. C’est plus tard, en 1989, qu’ils se sont vraiment trouvés. Elle est de passage à Paris, où il habite avec ses parents comme beaucoup d’autres Libanais qui ont fui la guerre. De vacances, le séjour de Joana se transforme en exil forcé à cause des événements de l’époque (la guerre civile est à son stade le plus violent), empêchant son retour et la forçant à s’inscrire dans une université parisienne. Ils vont ainsi tous les deux poursuivre des études en France, de philosophie pour lui et de littérature pour elle.
« Nous n’avons pas fait d’études de cinéma », clament-ils d’emblée. Ils sont venus à la réalisation de films après être passés par d’autres formes, notamment l’écriture et la photographie, qui a été leur pratique artistique commune initiale. Joana et Khalil travaillent ensemble et signent tout à deux mains, sans distinctions techniques, sans répartition affichée des rôles : « Il n’y a pas de séparation des tâches entre nous. Lorsqu’un truc germe chez l’un, il est ensuite travaillé par tous les deux. Ensemble, on n’a pas le droit d’être paresseux, on ne fait pas de compromis. »
Dès 1990, ils ont photographié Beyrouth sortant de la guerre, prenant des clichés d’un centre-ville qui avait été une sorte de no man’s land durant les quinze années du conflit, entièrement détruit et impraticable dès les premiers mois. « On était sous le choc de ce qu’on trouvait… Et fascinés par ces lieux où la destruction venait de s’arrêter. Les choses tenaient de façon étrange. » Ils aperçoivent alors des artefacts urbains anodins, mais qui, dans le contexte, prennent des atours surréalistes : des radiateurs encore accrochés à un mur alors que le plancher s’est effondré, des escaliers décharnés toujours debout mais qui ne montent plus nulle part.
Cela les amène à se rendre compte qu’ils sont « dans une ville qui dysfonctionne. On avait l’impression d’arriver sur des ruines encore fumantes, des ruines modernes. Mais il a vite fallu se défaire de la fascination et se poser des questions : quel était notre rapport aux ruines ? Quelle était notre position au milieu de tout cela ? En 1990, on avait plein de choses à comprendre… » Leur regard sur ces vestiges urbains évolue progressivement et ils se mettent à en photographier les détails les plus absurdes. Leur première exposition d’envergure a lieu en 1997, à l’Institut du monde arabe, à Paris, où ils se font refuser le titre initial de leur exposition, Beyrouth n’existe pas, au profit d’un autre, plus générique, Beyrouth : fictions urbaines.
Deux ans plus tard, ils se retrouvent, presque par hasard, metteurs en scène de cinéma. « On ne voulait pas faire de films, mais nos photos étaient de plus en plus séquentielles et notre écriture devenait plus fictionnelle. » Joana est la première à avouer un « rapport viscéral à l’écriture », qui l’a poussée à signer des scénarios, mais aussi à en enseigner l’écriture. Et c’est après avoir écrit un script tous les deux qu’ils tournent Al Beyt el Zaher (Autour de la maison rose), leur premier long métrage, poussés entre autres par le producteur français Edouard Mauriat, rencontré à Beyrouth.
Joana et Khalil découvrent le métier sur le tas, en tournant en plein cœur des chantiers de reconstruction de la ville. « En tournant Autour de la maison rose, on a eu peur de faire quelque chose qui ressemble à un film », disent-ils rétrospectivement, comme si le fait de s’être retrouvés catapultés hors de leur sphère de travail habituelle, plutôt intime et quasiment artisanale, les avait déroutés. De fait, leur projet suivant, en 2000, reviendra vers une manière de travailler à échelle réduite. Ce sera Khiam, un documentaire de 52 minutes, monté laborieusement à la maison, dans lequel ils interrogent des prisonniers passés par la prison de Khiam située dans le sud du Liban, alors occupé par Israël.
Le dispositif de leur projet suivant s’est imposé de lui-même, suite à la perte de l’unique copie d’Autour de la maison rose, qui transitait par le Yémen. Parti à la recherche de l’objet, le couple filme sa trajectoire et monte El Film el mafkoud (Le Film perdu). Mise en abyme intelligente, cet essai documentaire était une façon d’interroger leur propre statut de faiseurs d’images au sein du monde arabe, leur rapport à l’orientalisme (que Khalil pourfend souvent avec enthousiasme) tel que l’avait défini le penseur palestinien Edouard Saïd, et une manière de montrer, de filmer même, le monde arabe.
Au Liban, leur travail rejoint celui d’une poignée d’autres artistes, qui évoluent entre la vidéo, le cinéma, la musique et les arts plastiques. Des gens comme Rabih Mroué (qui joue aussi dans les films de Khalil et Joana) ou Walid Raad (fondateur de l’Atlas Group, étonnant et passionnant projet de vraies fausses archives de guerre), issus d’une même génération qui a grandi pendant la guerre et a été comme portée vers la conscience politique à travers l’appréhension du conflit, l’exil en Europe, aux Etats-Unis ou ailleurs.
Ils sont ainsi une petite poignée à se retrouver autour d’un événement annuel, le Forum, organisé par l’association Ashkal Alwan (« des formes et des couleurs ») qui cherche depuis sa fondation en 1994 à promouvoir les arts plastiques dans le pays et la région. Deux points communs notables parmi ces artistes : ils travaillent en langue arabe et leurs travaux donnent à voir, au-delà des clichés habituels, des formes artistiques contemporaines et singulières. Leurs œuvres sont étroitement liées à la mémoire de la guerre du Liban, à la manière d’en écrire (ou non) l’histoire, de refuser de voir, comme le suggèrent les discours officiels, la guerre comme une parenthèse fermée, sans conséquences sur le présent.
Pour vitale qu’elle soit, cette petite communauté artistique et intellectuelle peut apparaître comme plutôt élitiste (« c’est travailler en français qui aurait été élitiste », répliquent à cela Khalil et Joana) ou déconnectée de la réalité populaire. Une petite blague aurait d’ailleurs longtemps circulé à Beyrouth à propos des films du couple : ils seraient « écrits, produits, réalisés et vus par Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ». Comme si tout leur travail était nécessairement autarcique, d’un bout à l’autre de la chaîne.
En ce sens, leur nouveau film A Perfect Day apparaît comme une façon de tendre vers des manières plus populaires, de construire une œuvre capable de parler du Liban contemporain se dépêtrant dans ses traumatismes, tout en « irradiant » de manière plus universelle et générale. C’est lorsqu’il est au plus près de la ville que le film fonctionne le mieux, lorsqu’il en surprend le rythme et l’agitation, qu’il les confronte au calme pesant qui règne dans les sphères privées, dans les maisons et l’intimité des gens.
Pour ce couple, qui se définit comme « plasticiens et cinéastes », Beyrouth est une ville centrale, au même titre que Paris, Londres, Tokyo ou New York, et leur travail consiste, au final, à investir un champ politique particulier, « entre le fondamentalisme et la politique officielle ». Un champ dont on sent bien qu’il est le plus prometteur pour la reconstruction intellectuelle et culturelle d’un pays, parce que, disent-ils doucement, « notre quotidien, ce ne sont pas les caricatures de Mahomet ». ||
Installation de leur œuvre Le Cercle de Confusion (extraite de Beyrouth : fictions urbaines) durant le festival Coté Courts à Pantin, qui présente une rétrospective libanaise, du 31 mars au 9 avril.
www.hadjithomasjoreige.com
Lire la critique de A Perfect Day page 34.
{"type":"Banniere-Basse"}