La Chine s’éveille, mais vers quoi ? Avec The World, Jia Zhang-ke, l’auteur de Platform, observe à travers le destin de quelques laissés-pour-compte les effets d’une mondialisation en marche. Rencontre avec un cinéaste distribué pour la première fois dans son pays.
La semaine de la venue de Jia Zhang-ke en France pour présenter The World, Charlie Hebdo balance en une : « Le textile chinois prêt à envahir le monde ». Et pour mieux faire passer le message, accompagne son titre du dessin de frêles Chinois entravés et garrottés, avec ce commentaire : « On est déjà leader sur le marché du bâillon. » Rire poli du réalisateur, mais la réponse fuse : « C’est quand même une vision trop simpliste des choses. Personne n’a le monopole de ce marché-là, vous savez. » Le doigt sur les personnages de la caricature, il précise : « Rien ne dit que celui-ci ne réussira pas à déchirer son bâillon. Celui-là, rien ne dit qu’il n’émet pas quand même des sons. Bien sûr, il y a aussi des gens comme ce dernier, réduits au silence. » Dialectique de la résistance culturelle chinoise au défaut de démocratie, et petite leçon de ténacité anticensure.
Jia Zhang-ke n’est pas un cinéaste officiel du régime de Pékin, et ses propos n’ont pas du tout vocation à atténuer la dureté du contrôle social exercé par le nouveau président Hu Jintao, ni ses atteintes contre la liberté d’expression. Mais à sa manière, il est une incarnation vivante des paradoxes de l’étrange hybride politique qu’est devenu le pays. Pour la première fois de sa carrière, Jia Zhang-ke bénéficie cette année d’une distribution dans le circuit officiel du cinéma chinois. The World est pourtant son film le plus directement politique, et le plus ouvertement dirigé contre la stratégie économique des apparatchiks de Pékin, en déployant le récit de vies de petites gens dans la banlieue de la capitale.
Tao, danseuse au World Park (immense parc d’attractions, sur le mode des Disneyland, qui reproduit en miniature les bâtiments emblématiques du monde entier, du Taj Mahal au… World Trade Center), vit une relation amoureuse juvénile avec Taisheng, gardien de ce même parc, jusqu’au jour où ce dernier rencontre la styliste Qun… Commencé sur le mode désinvolte du conte métaphorique (le parc d’attractions comme scène-monde, les danses folkloriques comme symptômes d’acculturation), The World finit en tragédie, broyant une à une les vies de ses personnages principaux, happés par un devenir de sacrifiés sur l’autel du boom économique.
« Je veux parler de la Chine qui m’intéresse, celle des gens dont je me soucie : les petites gens, les travailleurs, les laissés-pour–compte de la société, car ils n’ont jamais le droit à la parole en Chine, explique Jia Zhang-ke. Ils subissent des bouleversements macro-économiques dont ils ne sont pas conscients en tant que tels, mais qui les blessent irrémédiablement. Aujourd’hui, l’écart s’agrandit entre les riches et les pauvres, entre la campagne et les villes. Personne ne s’en soucie. Je considère donc qu’il est dans mon rôle de réalisateur d’en parler. »
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Il ne parle pas du tout anglais et, pour les besoins de cette interview, écoute attentivement la traduction des questions que l’interprète lui chuchote avec conviction dans les oreilles avant de s’attaquer à ses propos à lui. Ce qui permet à Jia Zhang-ke de mener une sorte de vie autonome et parallèle à l’entretien, fumant clope sur clope et répondant à son portable d’un sonore « weiiihh ? », exclamation en mandarin qui ressemble à s’y méprendre à un « ouais ? » bien franchouillard. Télescopage linguistique dont il est loin de se rendre compte. « En Chine, nous avons toujours été obligés de vivre sous le joug de mouvements révolutionnaires. Autrefois, ils étaient de nature politique. Aujourd’hui, ils sont économiques. Mais cela revient exactement au même : ils créent une très forte pression sur les hommes. La grande différence avec la Révolution culturelle, c’est que maintenant tout est dans l’illusion, l’artifice. Les Chinois peuvent, en achetant divers produits et marchandises, profiter un tout petit peu de la mondialisation, mais au final cela ne fait que renforcer des illusions de liberté. Le nombre de Chinois qui croient qu’ils vont gagner des millions rien qu’en entrant dans les nouvelles technologies… Bill Gates est un modèle pour beaucoup de jeunes. Avant, on avait la lutte des classes. Aujourd’hui, les classes se recréent mais elles ne sont pas encore en période de lutte : c’est plutôt un moment d’indifférence totale. On entend beaucoup dire en Chine que si le pays veut évoluer, c’est normal de sacrifier une partie de la population. »
The World, métaphore d’une mondialisation inhumaine et désaffiliante ? On aurait plutôt attendu un tel constat du cinéma argentin ou européen, tant la Chine fait aujourd’hui figure de grand vainqueur du processus pour la plupart des observateurs occidentaux. « Si je me retrouvais face à un économiste qui me disait que la mondialisation est bonne pour le développement de la Chine, je lui dirais que le problème, c’est qu’un développement fulgurant n’est pas adapté au rythme humain, reprend-il. Cela aplanit les différences culturelles. La culture économique mondiale remplace les cultures locales. A partir du moment où les capitaux américains ont commencé à financer les films chinois, leur contenu a changé, et les cinéastes concernés sont devenus comme des ouvriers dans une usine de pièces détachées. Pour moi, la mondialisation, c’est l’américanisation. Dans la culture chinoise, il y a un mot, traduit par « bonté » en français, qui désigne l’idée de ne pas compliquer les choses, de revenir à la façon la plus directe et la plus aimable de recevoir des autres. C’est une attitude dans la manière de regarder et de percevoir. C’est ce qui pour Confucius constitue l’homme en premier lieu. Ce sont des choses aussi essentielles que cela qui, à notre époque, sont en train de disparaître. »
Pas vraiment de quoi rêver d’un avenir radieux. Quelle réactions, quels sursauts artistiques possibles face à au rouleau compresseur de la mondialisation tel qu’il le décrit ? « Dans mon prochain documentaire, vous aurez l’occasion d’entendre d’autres voix issues des courants indépendants chinois. Notamment des musiques alternatives. »
Dans un précédent film, Platform, Jia Zang-ke avait filmé à merveille l’arrivée quasi miraculeuse de la pop dans les pauvres transistors bricolés d’adolescents de la fin des années 70. Le rock toujours subversif en Chine en 2005 ? « Les concerts sont difficiles à organiser et les raves interdites parce que les autorités ont peur qu’ils ne causent des troubles à l’ordre public. Mais les DVD pirates circulent et le Net rend plein de choses accessibles. Pour moi, cette musique représente une certaine révolte. Il ne faut pas en avoir peur : mêmes les rébellions les plus naïves sont positives. » Alors pourquoi ne pas avoir fait carrière dans la musique plutôt que dans le cinéma ? Cette fois-ci, réponse sans appel : « Pour absence absolue du moindre talent musical. »
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