Avec son nouveau film, Au-delà des montagnes, Jia Zhang-ke révèle encore une fois sa capacité à se réinventer à chacun de ses films, et à imaginer, en scrutant passé et présent, le futur de la Chine. Rencontre
En une quinzaine d’années, le Chinois Jia Zhang-ke a fait de son cinéma un des outils d’observation les plus performants de notre époque. Non seulement parce qu’il a la chance d’être le contemporain d’un moment de grande transformation et de mutation pour son vaste pays, mais parce qu’il a su en rendre compte comme personne – ce qui lui valut parfois quelques démêlés avec les autorités chinoises – maniant tous les styles et les genres avec maestria, aussi habile dans la fiction que dans le documentaire.
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Aujourd’hui, les choses ont changé. Ses films sortent dans les circuits commerciaux traditionnels chinois. Touch of Sin, fresque magistrale de la violence ordinaire, sortie il y a deux ans, était un chef-d’œuvre. Son nouveau film, Au-delà des montagnes, une histoire d’amour sur trente ans, présenté à Cannes en mai dernier et en salles depuis deux semaines, rencontre en France un très vif succès – le film devrait dépasser les 250 000 entrées de Touch of sin, jusque-là son meilleur score. L’occasion de rencontrer Jia Zhang-ke lors de son passage éclair à Paris.
De film en film, vous changez de style avec toujours autant de succès. Comment faites-vous ?
Jia Zhang-ke – Pour ce film-là, c’est pour moi une expérience nouvelle et très éprouvante. Parce que j’abordais un film sur les sentiments, sur l’intériorité. J’ai dû mettre beaucoup de moi-même.
Je voulais montrer la situation des jeunes dans les années 90 en Chine. Tout se faisait alors en groupe. On dansait, on discutait, on chantait en groupe. Et puis, au fur et à mesure, tout ce qui est dû à l’apport des nouvelles technologies (téléphone portable, internet, etc.) a fait qu’on croise souvent un jeune seul sur la route. Mais comment le montrer ? C’était très compliqué à organiser au niveau des images et du scénario. C’est pour cela que je commence le film avec une danse de groupe et je le finis avec une personne seule.
Plus que les sentiments d’un individu à un moment donné, c’est le passage du temps qui m’intéressait. L’évolution des sentiments et la façon un peu magique dont elle procède. Si j’ai choisi de commencer en 1999, ce n’est pas à cause de l’an 2000, mais parce que c’était un moment charnière dans l’histoire de la Chine : 1999, c’est le moment où l’autoroute, le téléphone portable et internet sont arrivés dans mon pays. D’où un bouleversement économique et politique qui a influé aussi sur les sentiments des individus.
Eprouvez-vous une nostalgie pour les années 90 ?
Bien sûr. Parce que c’était l’époque de ma jeunesse (rires). Tout le monde, je crois, éprouve ça. C’est aussi l’époque où j’ai commencé à réaliser des films. Mais ce n’est pas pour ça que j’ai choisi cette date. Une fois de plus, je crois qu’il y a eu deux grandes transformations dans l’histoire récente de la Chine : en 1979, un changement de ligne économique, en 1999, l’arrivée des nouvelles technologies qui a nous a marqués profondément et a créé un nouvel espace-temps, qui est déterminant dans les nouvelles relations humaines. C’est plus important que la nostalgie.
Il y a quelque chose qu’on ne peut sans doute pas saisir en Europe. En Chine, dans les familles, l’apparition du téléphone et du téléphone portable s’est faite simultanément. On est passé d’un moment où il n’y avait aucun moyen de communication à celui de la facilité du téléphone portable ! Le choc a été énorme. C’est pour cela que j’ai mis l’accent sur ces objets : iPad, téléphone, etc.
En Chine, on avait une grande tradition, en littérature, qui décrivait de façon très sensorielle le moment où l’on pense à l’être aimé ou à son pays natal parce qu’ils sont loin, que ce soit dans l’espace ou le temps. Tout d’un coup, l’ère d’internet et du portable, tout devient facile : on peut voir la personne sans rien faire. Autrefois, si on était seulement à cinquante kilomètres de cette personne, l’imagination se mettait en branle puisque la réalité ne pouvait répondre à cet espoir de la voir rapidement. Et on pensait à la personne.
Mais mon prochain film sera un film en costumes qui se déroule il y a cent ans. Et je pense que d’avoir filmé la Chine d’aujourd’hui m’aidera à affiner ma connaissance de ce qu’était la Chine d’autrefois.
Ce désir de se renouveler chez vous, j’y reviens, est-ce un choix artistique ou simplement l’une de vos caractéristiques psychologiques ?
Il ne me viendrait jamais à l’idée de changer pour changer, pour faire un effet de style. Je dois dire que la plupart du temps, je ne m’en rends pas compte, d’un film à l’autre, que je change de style ou de manière. Mais je pense que chaque sujet a un langage particulier qui lui convient.
En revanche, ce qui était important, pour moi, c’était d’aboutir concrètement à une justesse d’expression des sentiments, dans Au-delà des montagnes, puisque les sentiments étaient mon sujet. Et c’est passé énormément par le travail avec les acteurs, où pour une fois je ne les ai pas du tout pressés, où je les ai laissés très libres. Le résultat est selon moi une très grande plénitude dans leur jeu.
On a souvent tendance à trop diriger les acteurs, dans un souci d’uniformité compréhensible. Il m’est arrivé dans certains films de retenir les acteurs, de leur dire de ne rien faire quand on s’attend à ce qu’ils se mettent à pleurer, par exemple, afin de laisser le spectateur intérioriser sa douleur. Ça me semble plus subtil ainsi.
Mais pour ce film, je me suis très vite rendu compte que ça ne pouvait pas fonctionner. Par exemple, quand le père de l’héroïne meurt, j’ai eu pour premier réflexe de me dire : elle ne doit pas pleurer. Mais je me suis repris, parce que je me suis dit qu’en Chine, s’il y a bien un moment où l’individu se laisse aller à l’expression de ses sentiments, et même parfois de façon très exacerbée, extravertie, c’est au moment de la mort d’un proche. J’aurais commis une erreur en optant pour la retenue.
J’ai donc fait le choix, sur ce film, non pas de mettre en valeur des éléments esthétiques, mais de laisser les acteurs choisir ce qu’il leur semblait juste d’exprimer par rapport à la situation. C’est une grande nouveauté pour moi. Nous avons expérimenté avec mes acteurs, des techniques différentes. Par exemple, j’avais donné à Zhao Tao (son actrice fétiche et son épouse –ndlr) deux mots pour travailler son personnage. Pour 1999, je lui avais donné le mot “explosif”, et pour 2014, au moment où son personnage a déjà atteint une certaine maturité, le mot “océan”. Et elle m’a dit : “Est-ce que je peux rajouter un troisième mot, le mot chinois qui signifie à la fois ‘insouciance, superficialité, flottement’ ?”
Et je me suis dit qu’elle se rajoutait une difficulté certaine, car que je crois que c’est une chose très difficile à jouer. Le but était pour moi que les acteurs retrouvent des sentiments qu’ils auraient mis de côté, réprimés, et qu’il fallait remettre en avant pour le film.
Pour la période de 1999 à 2014, j’ai aussi utilisé des images documentaires que j’avais tournées en numériques à l’époque. C’est la première fois que je mélange des images documentaires, d’époque, avec le travail des acteurs. J’ai été extrêmement surpris de voir que ces images de la réalité révélaient l’intériorité des personnages. Je ne l’avais pas imaginé.
Ces effets de montage, ce mélange entre documentaire et fiction, vous le planifiez avant le film ou ça ne vient vraiment qu’au moment du montage ?
C’était prévu en amont, pour pouvoir faire coïncider ces rushes avec les scènes de fiction que j’allais tourner, mais c’est seulement au montage que je me suis rendu compte de l’efficacité du dispositif et que je l’ai orienté dans le sens qui m’intéressait.
Vos films paraissent très construits, équilibrés, avec des rimes intérieures, des images qui reviennent régulièrement dans le récit, etc. Est-ce que c’est prévu avant, ou est-ce que ça vient en cours de production du film ?
C’est au fur à mesure du tournage, en général, comme ce personnage de hallebardier qui revient à plusieurs reprises dans le film. La construction n’est pas aussi précise qu’on pourrait le croire (rires). A un moment l’héroïne se tient en haut d’un rempart de la ville, elle regarde vers le bas. Et je me suis demandé : mais que regarde-t-elle ? Et je n’avais pas la réponse. Et puis m’est revenue en mémoire l’image d’un jeune garçon, qui revenait sans doute d’un cours d’arts martiaux ou de théâtre, et que j’avais croisé dans la campagne avec une hallebarde sur l’épaule. Cette image m’avait beaucoup touchée. C’est comme cela que ce personnage insolite est apparu (rires).
Et pourquoi un avion s’écrase-t-il soudain près du personnage, sans raison, sans qu’on s’y attende, et sans que ça ait d’influence sur le récit ? Est-ce un symbole, ou la volonté de briser le récit ?
Il n’était pas dans le scénario, au départ. Et je l’ai rajouté parce que je me suis rendu compte que je parlais de sentiments communs à tous, sur l’évolution de la vie, le mariage, les enfants, la vieillesse, la mort, par exemple, et que ça manquait de surprise. Alors que la vie est une surprise permanente. Donc j’ai rajouté cet avion qui s’écrase. C’esr pour la même raison que j’ai par exemple décidé de filmer la mort du père de manière étrange, de telle sorte qu’on ne sache pas tout de suite s’il dort ou s’il est mort.
Le plus gros effet de surprise, c’est que vous poussez le récit jusqu’en 2025… (rires) C’est assez gonflé…
C’est drôle, parce que quand le film a été présenté à Cannes, la presse chinoise m’a fait deux reproches : montrer un homme qui a envie de tuer son rival en le faisant exploser à la dynamite, et imaginer que quelqu’un pouvait appeler son fils “Dollar”.
On m’accusait d’exagérer, d’être dans la caricature. Et puis quelques mois après, au moment de la sortie du film en salles en Chine, deux faits divers sont parus dans la presse le même jour : dans ma province d’origine, un amant avait fait exploser le mari de sa maîtresse, et un fonctionnaire corrompu de Shanghaï avait été mis en prison. Or l’article précisait qu’il avait surnommé son fils Cash. Alors la presse a reconnu que je n’avais pas été dans la caricature… (rires) Alors pour 2025, on va attendre un petit peu pour voir si c’était visionnaire ou pas.
Mais pour revenir à votre question, cette partie qui se déroule en 2025 s’est imposée à moi en cours de travail, elle n’était pas du tout là au départ. La vérité, c’est que j’ai été profondément ému par l’histoire de l’enfant. Sa vie n’a pas été facile : ses parents ont divorcé quand il était petit, son père a eu sa garde, il l’a emmené vivre en Australie, etc. Et je me suis dit : et lui, quand il sera grand, qui sera-t-il ? Je ne voulais pas l’abandonner à son sort. Sera-t-il libre ?
Je pense que si l’on observe bien une société, on peut voir que les choses sont déjà en marche, même si les individus qui vivent dans cette société ne s’en rendent pas forcément compte. Pour le voir, il ne faut pas se concentrer sur son expérience personnelle, mais se mettre à la place des autres. Oui, les choses sont déjà en marche.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Morain
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