Le premier long métrage de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, met en scène une bande qui tente de résister à un Etat policier. Une SF au ralenti qui refuse la belle image pour manifester ses sources d’inspiration diverses et mieux dire le désordre du monde.
« On avait hâte que ça sorte », sont les premiers mots que nous lâchent Caroline Poggi et Jonathan Vinel lorsque nous les rencontrons dans le petit café du XVIIe où ils ont leurs habitudes. « Ça », c’est leur premier long métrage, Jessica Forever, qui sortira sur les écrans le 1er mai après avoir été montré aux festivals de Toronto et de Berlin. C’est d’ailleurs dans la capitale germanique que le couple s’est révélé comme l’un des grands espoirs du jeune cinéma d’auteur français il y a déjà cinq ans.
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Tant qu’il nous reste des fusils à pompe (2014), le premier court métrage qu’ils signent ensemble, y remporte l’Ours d’or. Suivront deux autres courts métrages, Notre héritage (2016) et After School Knife Fight (2017). Le premier est à nouveau montré à la Berlinale tandis que le second est projeté en séance spéciale à La Semaine de la critique en 2017, avant de bénéficier d’une sortie en salle l’été suivant au sein d’un programme de trois films courts.
Baptisé Ultra rêve et composé de deux autres œuvres (Les Iles de Yann Gonzalez et Ultra pulpe de Bertrand Mandico), cet ensemble délimite un territoire de cinéma où la fusion des corps, des formes, des genres et des désirs fait loi.
Si Gonzalez se singularise dans la fonte des sexes et Mandico dans celle de l’histoire du cinéma, les Poggi/Vinel manifestent un tropisme pour la fusion des images de leur temps. « La matrice de nos films se trouve autant dans le cinéma que dans le jeu vidéo, la publicité, le clip, le porno, Tumblr et plus généralement internet. C’est quelque chose qui nous vient naturellement, parce qu’on fait partie d’une génération qui a eu très tôt un rapport non-sacré aux images, qui ne fait pas de hiérarchies entre elles.”
Un goût prononcé pour l’hybridité
”Si on ne voit pas beaucoup de films qui exploitent comme nous cette imagerie-là, c’est sans doute parce que la temporalité pour que de jeunes réalisateurs fassent des films est trop longue. On a 30 ans et on fait notre premier film. On devrait pouvoir le faire plus tôt. On verrait alors plus de formes hybrides », affirme Jonathan.
Ce goût pour l’hybridité, ils le poursuivent en réalisant aussi des clips (pour Grand Blanc et aamourocean) et en exposant des installations vidéo dans des musées (Martin pleure de Jonathan Vinel est en ce moment visible à la Fondation Cartier). « On recherche d’autres manières de montrer les images. Notamment sur internet. Jessica Forever est fait pour la salle mais il sera par exemple distribué en VOD aux Etats-Unis sur Shudder. L’important est que le film soit vu le plus possible. On veut s’adresser autant au public des salles qu’à un public plus jeune qui regarde de plus en plus des films sur internet. »
Caroline a grandi à Ajaccio et Jonathan à Bouloc, non loin de Toulouse. Leur cinéma est imbibé de cet ancrage périphérique. Jessica Forever s’ouvre sur le toit du pavillon dans lequel Jonathan a vécu, tandis que le film s’évade ensuite pour les paysages de Corse que connaît bien Caroline.
Passé par la Fémis (section montage), Jonathan a rencontré Caroline avant son entrée dans la prestigieuse école parisienne. De son côté, elle fréquentait Paris VII et VIII, en théorie du cinéma puis en pratique.
Avec la violence comme constante
Quand on l’interroge sur ses influences proprement cinématographiques, le couple cite volontiers Gummo d’Harmony Korine (1997), Blue Velvet de David Lynch (1986) et Elephant de Gus Van Sant (2003). C’est plus spécifiquement la violence teen véhiculée dans le film de Gus Van Sant qu’ils se réapproprient dans leur cinéma. De Fusils à pompe… à Jessica Forever, la violence est une constante chez eux.
Dans ce premier film, il s’agit d’un groupe de jeunes garçons, d’orphelins qui vivent en se cachant d’un Etat policier qui veut leur mort. Recueillis par une sorte de mère d’adoption/cheffe de gang, ils mènent une résistance et tentent d’inventer un espace d’amour qui a déserté la société.
D’une certaine façon, il prolonge le gang entrevu dans Tant qu’il nous reste des fusils à pompe avec une pointe de tendresse peter-panesque en plus. « Nous avons commencé à écrire Jessica Forever juste après les Fusils. C’était un peu comme si approfondissions une autre face de notre univers, un autre coin de la chambre d’adolescent où est né notre rapport aux images. C’est un peu comme si on ouvrait la porte de cette chambre d’ado en disant aux gens : ‘Regardez nos obsessions, regardez nos monstres, nos figurines, nos rêves, notre nostalgie, tout ce qu’on a été et qu’on n’est plus.’ On fait des films de sensations où on se demande comment communiquer l’ennui, la perte, l’héritage pornographique et la violence », nous dit Caroline avant que Jonathan n’enchaîne.
« Je pense qu’on a tous cette violence en nous, celle qui naît du manque d’amour. Mais pas l’amour d’un copain, d’une copine ou d’une famille. Je pense plus à un amour un peu abstrait, un peu romantique, un manque d’amour né dans la difficulté à trouver une place dans la société. Quand on se sent isolé et mal aimé par le monde, ça nous pousse à inventer nos propres règles. Quand on regarde autour de nous aujourd’hui, c’est trop la merde partout. La violence naît logiquement. Je ne l’approuve pas mais c’est un symptôme très normal de la situation actuelle. Un gang, une ZAD, des black blocs ou un rond-point, ce sont les symptômes du désir de détruire et de reconstruire un monde en dehors du monde. »
Eloge de la lenteur dans un film de guerre
La question de l’oppression est au cœur de Jessica Forever. Si ce gang de jeunes hommes est obligé de vivre caché, c’est parce que des drones tueurs les traquent sans merci. Cette représentation d’un Etat policier sans visage, entièrement mécanisé est à nouveau un motif très contemporain de leur cinéma : « Ce qui nous intéressait avec les drones, c’est que c’est à la fois un objet de loisir, de jeu et une arme de guerre », explique Caroline. L’affrontement entre le gang et ces drones constitue le climax d’action d’un film finalement assez contemplatif.
Face à Jessica Forever, on est comme devant un film de guerre et de SF dont les enjeux auraient été étirés, le rythme, ralenti. Il y a dans le film un refus d’efficacité salutaire au regard de la consensualité de nombre de premiers films français. Cette singuralité, le couple a dû l’imposer : « Nous voulions raconter l’histoire d’un groupe plutôt que d’un personnage. Mais c’était faire une entorse au cinéma de scénario, puisque nous y perdions de l’identification. Il en va de même pour notre choix de perdre un personnage au bout de vingt minutes. On avait envie de ça. On voulait garder notre originalité en passant au long métrage. Détourner les codes des films de genre.”
“Les gens s’attendent à voir un film d’action, mais c’est au final assez lent. Un peu comme si on avait pris un tube dansant de Rihanna pour en faire un morceau contemplatif, sacré et triste, une complainte. On voulait étirer une esthétique très capitaliste et festive pour la transformer en air d’opéra de la résistance. »
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