Un regard coupant sur le monde contemporain. Les deux films les plus récents du réalisateur phare du nouveau cinéma allemand.
Cet article paru dans le N° 699, porte sur les deux films de Christian Petzold, Yella et Jerichow, sortis en salle le même jour.
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Depuis le temps que l’on guettait la sortie en salle de l’hypnotique et magistral Yella de Christian Petzold (déjà vu en festival), on avait fini par craindre que sa destinée ne rejoigne celle de son héroïne, propulsée dans des voies parallèles, en marge du monde. Destinée qui était déjà celle des personnages de Contrôle d’identité, un couple d’anciens membres de la Fraction armée rouge vivant dans la clandestinité avec leur fille. C’est avec ce film sur l’adolescence et le terrorisme que l’on avait découvert le cinéaste allemand, qui annonçait avec brio le renouveau – depuis pleinement confirmé – du cinéma d’outre-Rhin.
Son retour très attendu sur nos écrans s’avère doublement réjouissant, puisqu’à la sortie de Yella s’ajoute celle du plus récent Jerichow. Soit deux films portés par la prodigieuse actrice Nina Hoss.
La silhouette de Yella s’impose immédiatement comme une icône hitchcockienne, incontournable et obsédante : vissée à l’image (et nous avec), elle avance sur le fil d’une intrigue imprévisible et tragique, qui se (re)construit à chacun de ses pas. Alors qu’elle s’apprête à prendre le train pour changer de travail et de vie, son ex-mari exige de l’accompagner à la gare. Durant leur inquiétant trajet, il lui reproche de l’avoir quitté au moment où son entreprise a fait faillite. Arrivé sur un pont, il provoque une brusque embardée et le projet de fuite de Yella tombe à l’eau. Le vent souffle sur le lieu immobile de l’accident, glacé par le croassement macabre des corbeaux. Après un temps mort, la passagère émerge de l’eau, tel un monstre des marais, et se traîne péniblement sur la rive, suivie de son mari, qui s’allonge près d’elle. Face caméra, Yella ouvre alors un œil, et nous regarde fixement, comme Janet Leigh dans Psycho. Puis la survivante se relève et poursuit son chemin, comme une somnambule.
On pénètre alors avec elle dans un monde étrangement vide, hanté par des entreprises fantômes, où elle devient par hasard l’assistante d’un consultant, un homme plutôt rassurant au départ. Les couloirs d’hôtel, la Sonate au clair de lune de Beethoven (clin d’œil aux limbes d’Elephant ?), la chemise rouge de Yella, son regard tendu, les corbeaux, deviennent les leitmotivs de ce thriller spectral fascinant qui ne tombe jamais dans un formalisme borné.
Ce qui impressionne le plus chez Petzold, c’est son talent à faire résonner discrètement des mécanismes intimes (culpabilité, désir, argent) avec la réalité du monde contemporain – entreprises en faillite et spéculation – dont il fait ressortir la nature fantastique et fantasmatique.
Indéniablement, nous sommes ici dans un cinéma des ruines, de l’après. Après la vie, après le cinéma même, fantômes d’Hitchcock à l’appui. Ce cinéma de la modernité, du désenchantement, étroitement lié à la figure de l’accident (constante du cinéma de Petzold) nous renvoie à la définition qu’en donnait Daney : “Que se passe-t-il s’il n’y a plus rien à voir “derrière” (l’image) ? Un accident. Le bouclage de la pulsion scopique. Le regard (…) est renvoyé par l’écran comme une balle par un mur.” Tel est ce que nous rappelle le regard vide, fantôme, de Yella réchappée de l’accident, regard à travers lequel tout le film se réfléchit.
C’est dans cette perspective-là qu’il faut aborder le beau Jerichow, autre film accidenté de Petzold, plus fragile que Yella mais tout aussi déroutant. Invoquant le spectre du Facteur sonne toujours deux fois, les figures archétypales en jeu (l’adultère, le meurtre) se mêlent intelligemment au thème de l’immigration turque, dans une dérangeante esthétique à l’image glacée, exsangue, tuant la fiction dans l’œuf. Comme dans Yella, les frissons de vie, d’amour qui parcourent le film semblent être inoculés par la mort elle-même, à croire que cet au-delà est la meilleure place trouvée par Petzold – très inspiré – pour nous parler du monde.
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