De la Comédie-Française au TNP, de Truffaut à Fassbinder en passant par Antonioni et Welles, la chanteuse et comédienne était l’incarnation vive de la mémoire du cinéma. Figure libre et aventureuse, elle est décédée le 31 juillet, à 89 ans.
“Tu m’as dit : “Je t’aime” ; je t’ai dit : “Attends”. Je t’ai dit : “Prends-moi !” ; tu m’as dit : “Va-t-en !”. C’est ce précis miniature de la désynchronie amoureuse, susurré en voix off dans les premières secondes de Jules et Jim (Truffaut, 1962), qui revient en mémoire, à l’avant de toute une constellation d’images et de paroles tatouées à jamais dans notre imaginaire cinéphile. Jeanne Moreau s’en est donc allée et sa disparition a suscité une émotion très large, au-delà même du cercle de ceux qui entretenaient un rapport intime à ses films.
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Car Jeanne Moreau, qui a été une très grande comédienne, puis une star, avait fini aux abords de sa soixantaine par devenir un symbole. Le symbole d’un certain âge d’or du cinéma, ses grands mythes (contemporaine de Bardot, muse d’Orson Welles – trois films dont l’éblouissant Une histoire immortelle…), ses grands récits (la grande bascule du cinéma moderne à l’orée des années 1960, la révolution des mœurs – avec le scandale des scènes d’adultère des Amants de Louis Malle…).
L’incarnation vive de la mémoire du cinéma
A partir des années 1980, l’actrice a opéré avec éclat une restauration de son propre mythe, qui a fait d’elle une sorte d’ambassadrice du cinéma comme art. Elle est la seule artiste à avoir présidé deux fois le jury du Festival de Cannes ; deux fois aussi la cérémonie des César ; et dans les années 1990, Canal+ lui a confiéle soin d’animer, plusieurs années consécutives, les cérémonies d’ouverture et de clôture cannoises, office qu’elle remplit avec un allant, un humour et une classe incomparables.
C’est donc cela qui disparaît avec Jeanne Moreau : l’incarnation vive de la mémoire du cinéma, la légende du XXe siècle artistique, dont elle a exploré tous les recoins – cinéma bien sûr, mais aussi théâtre(et là encore avec les plus grands : Vilar, Régy, Vitez, Gruber…), chanson, littérature (sa proximité avec Duras, Handke, Genet, Cocteau…).
Cette personnification du cinéma comme art aurait pu figer l’actrice, la muséifier. L’exceptionnelle réussite d’une carrière étendue sur presque soixante-dix ans tient à ce qu’elle a su incarner très tôt la mémoire, le passé, ses grandes mythologies enfuies, tout en continuant très tard à en découdre avec le présent. Comédienne réputée (à la Comédie-Française, puisau TNP), elle ne devient véritablement une star qu’à presque 30 ans en percutant le cinéma moderne.
C’est d’abord Ascenseur pour l’échafaud (Louis Malle, 1957) qui, aux sons discordants de Miles Davis, lui permet d’imposer cette figure contemporaine d’une femme qui déambule dans la ville. Une femme qui marche, mais ne sait pas trop où aller, qui erre seule, livrée à un déficit général de sens, c’est cette figure qu’elle reprend dans La Nuit (Antonioni, 1961), témoin hagard d’une grande dépersonnification du monde.
Une accompagnatrice majeure de la Nouvelle Vague
Mue par un instinct de cinéma hors pair, Jeanne Moreau a su accompagner la Nouvelle Vague – qui lui a donné sûrement ses deux plus belles partitions, avec Jules et Jim et La Baie des Anges (Truffaut, 1962, et Demy, 1963) –, les grands mavericks du cinéma américain (Welles, Kazan, Losey), le nouveau cinéma allemand (Wenders, Fassbinder – elle est somptueuse dans Querelle).
Elle était là lorsqu’il fallut marrainer une nouvelle génération de stars post-1968 (son inoubliable plan à trois avec Depardieu et Dewaere dans Les Valseuses). Elle fut attentive à l’émergence de plusieurs générations de jeunes auteurs du cinéma français (d’André Téchiné à François Ozon). Eloignée des plateaux pour des problèmes de santé, elle a même intégré in extremis l’œuvre immense de Manoel de Oliveira dans son dernier film, le sépulcral et sublime Gebo et l’ombre (2012).
D’une certaine façon, la carrière de Jeanne Moreau dialogue avec une grande invention critique de son époque : la politique des Auteurs (fomentée dans les années 1950 par les critiques de Cahiers du cinéma, dont certains avec qui elle va tourner, Truffaut – deux films –, Godard – le temps d’une scène dans Une femme est une femme). Moreau est d’une certaine façon la première star cinéphile, dont les jugements affûtés sur l’expression cinématographique, la mise en scène, ont guidé largement les choix de carrière.
Une filmographie aux allures de cinémathèque
La première aussi à construire sciemment une filmographie aux allures de cinémathèque, où chaque nouveau film est surtout un nom (de grand réalisateur) ajouté à un panthéon bâti brique par brique. Avec Jeanne Moreau naît un type de star-collectionneuse, amoureuse des grands Auteurs, courtisée partout à l’étranger, dont Isabelle Huppert serait la plus évidente actualisation (toutes deux au générique des Valseuses mais sans scène en commun, les deux actrices se donnent la réplique dans La Truite de Joseph Losey, en 1982).
Cela a été beaucoup dit, écrit, et redit récemment, la plus grande singularité de Jeanne Moreau était sa voix. Pas seulement sa tessiture (chaude et grave, puis rocailleuse et enténébrée avec l’âge). Mais aussi ce qu’elle en faisait. Ce qui fit la marque de Moreau comme grande actrice du cinéma moderne des années 1960 fut un certain art du détachement. Une suspension de la réaction. Une froideur de statue. Une poker face opposée au grand chamboulement des passions et aux transformations du monde.
Plus encore que sa beauté étrange et froide, et la dureté qui affleurait très facilement de son visage de pierre (très belle idée de Truffaut dans Jules et Jim de la représenter d’abord en statue), la voix était l’instrument parfait de ce détachement. Dans Moderato Cantabile (Brook, 1960), dans Le Journal d’une femme de chambre (Buñuel, 1964) (1), dans La mariée était en noir (Truffaut, 1968), dans La Nuit bien sûr (Antonioni, 1961) et de façon particulièrement fulgurante dans Nathalie Granger (Duras, 1972), sa façon de dire le texte trouble par sa légère désaffectation. Une façon de désigner l’émotion plutôt que de la mimer. Une conception du jeu comme refroidisseur – où l’explicitation du sens passe davantage par la mise à plat que par l’intensification.
Une voix tout en octaves basses
Cette voix, l’actrice en a fait aussi des chansons. A partir des années 1960, elle enregistre de nombreux disques, dont certains, ciselés par Cyril Bassiak, obtiennent de francs succès (La mémoire qui flanche, La Peau, Léon). Les plus illustres sont évidemment associés à des films : l’incontournable Tourbillon de la vie dans Jules et Jim, le thème de Carlo d’Alessio pour India Song où elle pose sa voix toute en octaves basses, l’étincelant poème d’Oscar Wilde mis en musique dans Querelle (“Each man kills the things he loves…”).
Plus étonnant : parfois Jeanne Moreau n’est dans le film que le temps d’une chanson. Telle une apparition, un petit miracle. Comme dans Le Petit Théâtre de Jean Renoir (dernier film du maître en 1969), où elle chante Quand l’amour meurt dans un décor 1900. Ou encore dans Le jardin qui bascule de Guy Gilles (1974), où elle n’est visible que le temps d’une pause-chanson, qu’elle interprète accolée à l’héroïne du film, Delphine Seyrig.
Dans un autre film du grand et trop méconnu Guy Gilles, Absences répétées (1972), elle est même l’absence du film, hors-champ, alors qu’une chanson qu’elle interprète obsède le héros. Ce sont des mots de cette chanson qui nous hantent aussi, quand on essaie de mesurer ce qui du cinéma, du monde qu’on a connu, de nous en quelque sorte, se dépeuple et disparaît avec elle. “Champ de lumière, victime fière, c’est ta vie que je garde en moi, puisque je l’ai reçue de toi.”
1. le film est repris en salle en version restaurée depuis le 2 août
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