Jeanne Moreau était une voix inimitable, une moue légendaire, une grande comédienne qui a tourné avec les plus grands (Truffaut, Antonioni, Losey, Buñuel, Téchiné…), une incarnation de la modernité, une femme libre.
Une voix et une moue, comme Mick Jagger. Mais bien au-delà de ces deux signes distinctifs qui viennent en premier à l’esprit, c’est évidemment une immense figure de notre paysage culturel et de notre imaginaire qui vient de partir. Jeanne Moreau était une grande actrice, une bonne chanteuse, une cinéaste intéressante et une personnalité de haut calibre, une star de la dimension des Barbara, Deneuve ou Duras, à la fois exigeante et populaire, avec cette capacité de combler naturellement la supposée ou réelle fracture entre les « élites » et le « peuple ».
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Icône de la modernité
Née à Paris d’un père restaurateur et d’une mère anglaise et danseuse, Jeanne Moreau grandi pendant l’occupation. Assez vite après la guerre, elle s’intéresse au spectacle et au métier de comédienne et passe par toutes les étapes requises : conservatoire, comédie française… Elle tient ses premiers (petits) rôles sur scène au premier festival d’Avignon en 1947. Au cinéma, elle débute en 49 dans Dernier Amour de Jean Stelli et tourne avec quelques réalisateurs côtés de l’époque (Henri Decoin, Marc Allégret et surtout Jacques Becker pour l’inoxydable Touchez pas au grisbi). Mais le premier grand coup de gong de sa carrière, elle le doit à Louis Malle et Miles Davis, en 57 : c’est Ascenseur pour l’échafaud, une superbe errance en noir et blanc dans le Paris cinégénique des fifties rendu désirable par la Nouvelle vague et rehaussé par les sublimes volutes de Miles (accompagné par de fines gâchettes françaises dont le grand saxo méconnu Barney Willen). Le quintette avait improvisé la bo en direct en visionnant les rushes muets du film. De son côté, avec son regard triste, son fameux sourire à l’envers, sa démarche élégante, son timbre de voix, Jeanne Moreau devient une icône de la modernité, une sorte d’anti-Bardot, sa contemporaine à qui on l’oppose souvent.
Face à l’érotisme solaire de BB, la Moreau propose une séduction lunaire, mélancolique, beaucoup plus mystérieuse. L’intériorité blessée, une certaine opacité, seront des ingrédients Moreau refécondés par d’autres grands maîtres du cinéma moderne tout au long des années soixante, parmi lesquels Peter Brook (Moderato Cantabile, déjà Duras), Michelangelo Antonioni (La Nuit, un classique de l’errance et de la crise du couple), Jean-Luc Godard (une simple apparition dans Une femme est une femme), Orson Welles (Le Procès), Buñuel (Le Journal d’une femme de chambre), Jacques Demy (La Baie des anges, son film le plus bressonien où Moreau est extraordinaire en situation de fière perdition), ou encore Joseph Losey (Eva, autre immense rôle).
Et puis il y a François Truffaut et Jules & Jim, cette histoire de trio amoureux de renommée mondiale d’après un roman autobiographique de Henri-Pierre Roché (écartelée entre Jules et Jim, Catherine était inspirée par la mère de Stéphane Hessel). Truffaut est à classer un peu à part des cinéastes précédents parce qu’il n’a pas recours uniquement à la mélancolie et au mystère de Moreau mais aussi à sa part de gaieté, de légèreté et de fantaisie. Film français souvent cité par les cinéphiles américains qui veulent montrer qu’ils connaissent autre chose que Spielberg, Jules et Jim devient un tube, comme la chanson de Rezvani Le Tourbillon qui surgit au milieu du film et que tout le monde fredonne à l’époque (« on s’est perdus d’vue, on s’est retrouvés, ta da da da da », etc).
Femme libre
Après un tour chez le « patron » Jean Renoir (Le Petit Théâtre, son ultime film, 69), les années soixante-dix sont au départ moins flamboyantes pour Jeanne Moreau même si elle tourne avec des cinéastes internationaux (Paul Mazursky, Carlos Diegues…). Puis la nouvelle génération française qui va la remettre au premier plan, d’abord avec une séquence très glauque et sombre dans Les Valseuses (74) de Bertrand Blier (elle couche avec Dewaere et Depardieu puis se suicide d’un coup de revolver dans le sexe), puis dans le très beau Souvenirs d’en France (75), le premier film d’André Téchiné. N’oublions pas Duras, jeune en cinéma, avec qui elle tourne Nathalie Granger.
Elle retrouve régulièrement Welles, Losey (le remarquable Monsieur Klein, l’un des meilleurs films sur l’occupation et l’antisémitisme), apparait dans le superbe Le Dernier nabab d’Elia Kazan. Surtout, elle signe son premier film derrière la caméra, le bien titré Lumière, regard introspectif sur son parcours de comédienne. Elle signera un second film en 79, L’Adolescente, sans doute basé sur ses souvenirs de jeune fille pendant la guerre.
Les décennies suivantes, elle n’a bien sûr plus rien à prouver et sa carrière vagabonde au gré des rencontres entre films grand public (Mille milliards de dollars d’Henri Verneuil, L’Amant de Jean-Jacques Annaud où elle recroise Duras, l’un des fils rouges de son parcours), projets plus risqués (Querelle de Fassbinder, L’Absence de Peter Handke…), objets à la fois nouveaux et commerciaux (Nikita de Luc Besson), ou retrouvailles avec ses auteurs de toujours (Losey pour l’étrange La Truite, Antonioni pour Par-Delà les nuages, ou Demy via Varda pour Les Cent une nuits de Simon Cinéma ou L’Univers de Jacques Demy).
Parmi ses derniers rôles (la dame a travaillé jusqu’au bout de sa vie), on note qu’elle fréquentait à nouveau assidument les jeunes cinéastes, qu’ils le soient par l’âge ou par l’esprit : François Ozon (Le Temps qui reste), Amos Gitaï (Désengagement…), Tsaï Ming-liang (Visages) ou bien sûr le plus jeune de tous, Manoel de Oliveira (Gebo et l’ombre).
https://www.youtube.com/watch?v=uQJRR7OxnC8
Jeanne Moreau, c’était aussi de nombreux travaux télé (avec Doillon, Chéreau, et beaucoup Josée Dayan), des chansons gracieuses susurrées de sa voix inimitable (J’ai la mémoire qui flanche, La Peau Léon, ou encore Le Vrai scandale c’est la mort qui pourrait lui servir d’épitaphe). Elle a été mariée avec Jean-Louis Richard puis William Friedkin, on lui a prêtée de multiples rencontres amoureuses avec Truffaut, Sacha Distel, Georges Moustaki, Mastroianni, Louis Malle, Pierre Cardin, Josée Dayan…
En 95, j’avais eu le bonheur de rencontrer chez elle celle qui mettait un point d’honneur à se faire appeler mademoiselle. Au fil de cet entretien au long cours, je l’avais questionné sur sa relation avec Miles Davis et elle avait répondu quelque chose comme « pas besoin de coucher avec les hommes pour les aimer« . Désarçonné, rougissant, je lui précisai que ma question ne portait pas sur ses secrets d’alcôves mais sur le rapport de travail et de création avec un génie musical du XXème siècle. Elle m’avait coupé de façon très autoritaire : « mais ne vous défendez pas, je parle de ce que je veux, je suis libre!« . Une moue, une voix, un talent, mais surtout un être entier et oui, libre.
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