Le film de Chantal Akerman, qui ressort en salle le 19 avril, est devenu le n°1 du top établi par la revue britannique “Sight and Sound” fin 2022. Retour sur les coulisses de ce scrutin historique.
“C’est la fin du cinéma populaire” et la victoire du “marxisme-féminisme”, s’est plaint Armond White, chroniqueur du journal conservateur National Review, quand le cinéaste Paul Schrader a, lui, parlé d’“un marqueur révélant les ravages de la réévaluation distordue de la pensée woke”. L’élection de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman (1975) comme meilleur film de tous les temps a fait grincer des dents, mais elle a aussi déclenché une vague de sourires extatiques.
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Que ce soit dans les colonnes du New Yorker (“un renversement historique”), dans celles du Guardian (“un titre mérité”), ou dans la presse française, et en particulier aux Inrocks, nous avons été nombreux·ses à nous réjouir de la radicalité et de la justesse du choix des électeur·rices de la revue Sight and Sound. C’est non seulement la première fois qu’un film réalisé par une femme se voit ainsi honoré, mais également qu’une réalisatrice entre dans le top 10 du classement. Accessoirement, c’est aussi la première fois qu’un film francophone l’emporte.
Un top 10, tous les dix ans
Pour comprendre la dimension historique de cette élection, qui démontre à quel point la politique des auteurs est une matière organique, il faut remonter à 1952. Fondé en 1932 et rapidement placé sous l’égide du British Film Institute, le mensuel de cinéma Sight and Sound lance cette année-là une élection du meilleur film de tous les temps qui va rapidement faire autorité dans la cinéphilie mondiale. Le principe est simple : tous les dix ans, chaque votant·e rend une liste de dix films non classés qui sont pour lui ou elle les dix plus grands.
D’abord effectuée par un panaché de critiques et de cinéastes de tous pays, l’élection est, depuis 1992, séparée entre cinéastes et critiques. Le Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica (1948) est son tout premier vainqueur, suivi de deux Chaplin, Les Lumières de la ville et La Ruée vers l’or, et du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein au pied du podium. À noter que quatre films français intègrent déjà ce premier top 10 : Le jour se lève de Marcel Carné (7e ex æquo avec La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer), La Règle du jeu de Jean Renoir et Le Million de René Clair (tous deux 10e ex æquo).
Si le classement a une dominante patrimoniale, il reste régulièrement poreux à ce qui s’invente de plus moderne
Débute ensuite le règne sans partage du Citizen Kane d’Orson Welles, qui domine cinq décennies (de 1962 à 2002) et ne voit sa suprématie contestée que par L’Avventura d’Antonioni (qui échoue à deux voix en 1962). Sans jamais vraiment le menacer, c’est La Règle du jeu qui sera son outsider le plus régulier, trois fois deuxième et deux fois troisième, durant cette période.
Il est intéressant de noter que si le classement a une dominante patrimoniale, il reste régulièrement poreux à ce qui s’invente de plus moderne : comme L’Avventura, Hiroshima mon amour d’Alain Resnais et Pierrot le fou de Jean-Luc Godard échouent en effet en 1962 aux portes du top 10 seulement quelques années après leur sortie, tandis que Persona d’Ingmar Bergman (1966) parviendra à l’intégrer en 1972.
Un mouvement vers plus de parité
Le premier choc radical que vit le classement est la réévaluation de Vertigo d’Alfred Hitchcock comme le plus grand film de tous les temps en 2012, cinquante-quatre ans après sa sortie, devant Citizen Kane (191 mentions contre 157) et Voyage à Tokyo d’Ozu. On pouvait toutefois le voir venir : 12e en 1972, il n’a depuis cessé de monter : 7e en 1982, 4e en 1992 et 2e en 2002.
Mais 2012 est aussi l’année des premières réformes pour l’élection. Accusé de faire preuve d’un manque de diversité, le panel de votant·es est élargi pour répondre à une plus grande diversité de médias (intégration des journaux en ligne), de genre, d’âge, d’origine sociale, géographique et ethnique. De 145 participant·es, l’élection passe à 846, et intègre désormais des programmateur·rices, des distributeur·rices, des écrivain·es et des chercheur·ses.
“Nous devions abandonner la vision élitiste de la presse papier que nous avions par le passé” Nick James, Sight and Sound
Ce mouvement vers une plus grande parité s’est poursuivi pour l’élection de 2022 : doublé par rapport à la décennie précédente, le panel est passé à 1 639 électeur·rices. Interrogé sur cette série de réformes, Nick James, critique et journaliste à Sight and Sound, explique : “De par la domination des médias en ligne, il nous est d’abord immédiatement apparu que nous devions abandonner la vision élitiste de la presse papier que nous avions par le passé. Nous avons donc inclus des critiques qui avaient établi leur réputation en ligne plutôt qu’en print exclusivement. Puis, il a semblé évident que nous devions aussi réfléchir à une meilleure inclusion. Même si le panel de votants fonctionne toujours par un système de recommandations arbitraires, je pense que notre volonté affichée d’aller vers la plus grande diversité possible a permis à l’élection d’être beaucoup plus démocratique que durant les décennies précédentes.”
Les effets de ce renouvellement se faisaient déjà sentir dans le classement de 2012 : Jeanne Dielman était déjà le premier film réalisé par une femme à l’intégrer, à la 36e position, et avec trente-quatre mentions, suivi par le Beau Travail de Claire Denis, à la 78e place. Les deux films ont chacun fait un bond monumental en dix ans puisque le film d’Akerman est premier en 2022, avec 215 voix, et celui de la cinéaste française, septième.
La carte de la transparence absolue
Si le classement s’inscrit dans une forme de continuité avec la présence de Vertigo en deuxième place (seules sept voix le séparent de Jeanne Dielman) et de Citizen Kane en troisième (nettement en retrait avec 163 mentions), cette dernière élection en date marque un profond renouvellement des films cités. D’une part, donc, sur la place des réalisatrices – puisqu’elles sont passées de deux à onze films dans le top 100 (deux films pour Akerman et Agnès Varda, un pour Claire Denis, Maya Deren, Věra Chytilová, Céline Sciamma, Barbara Loden, Jane Campion et Julie Dash) ; d’autre part, sur l’âge des films.
Mulholland Drive (2001) et In the Mood for Love (2000) intègrent notamment le top 10 et deviennent ainsi les deux premiers films datant des années 2000 à y apparaître (et l’on mettrait bien une pièce sur Lynch comme vainqueur en 2032) – ils étaient déjà les seuls de cette décennie à figurer dans le top 100 en 2012. Ils sont désormais onze avec, entre autres, Parasite, Le Voyage de Chihiro, Tropical Malady ou Get Out.
La place des réalisateur·rices noir·es a également progressé : un seul, Djibril Diop Mambéty, en 2012, sept désormais avec notamment Spike Lee et Barry Jenkins. De même pour les films réalisés par des personnes LGBTQI+ tel·les Apichatpong Weerasethakul, Céline Sciamma ou Barry Jenkins, avec pour figure de proue Chantal Akerman.
La critique est et reste un monde d’hommes
Sight and Sound joue par ailleurs la carte de la transparence absolue. Sur leur site, toutes les données relatives au vote sont disponibles, du nom des votant·es à la sélection que chacun·e a proposée. On y retrouve notamment des critiques qui sont passé·es ou officient encore dans les pages de ce magazine : Philippe Azoury, Luc Chessel, Julien Gester, Murielle Joudet, Thierry Jousse, Olivier Joyard, Jean-Marc Lalanne et Olivier Père.
Ce classement rappelle à quel point la critique est et reste un monde d’hommes. Et aux rageux et rageuses qui accusent l’élargissement du panel d’électeur·rices de “fausser” l’élection – en ayant permis à des populations sous-représentées de donner leur avis sans se plier aux règles érigées par les gardiens du temple de l’histoire du cinéma et dictées jusque-là –, on rétorque que la liste des votant·es est encore loin d’atteindre la parité, et que même si les Noir·es, les queers et les femmes n’avaient voté que pour les films les représentant (ce qui n’est pas le cas), les hommes blancs hétérosexuels font, à quelques exceptions près, exactement la même chose depuis 1952.
Réalisé, on le rappelle, par une lesbienne de 25 ans et montrant le quotidien répétitif d’une mère de famille et travailleuse du sexe incarnée par Delphine Seyrig, star engagée en passe de devenir une icône du féminisme, Jeanne Dielman est un film rare, d’une durée de plus de trois heures – et dont le visionnage a sans doute été favorisé par l’explosion du streaming. Son élection tient ainsi du miracle dans une industrie encore dominée par les hommes, comme le rappelait Isabelle Huppert dans notre dernier numéro. Seyrig et Akerman ont réalisé, à titre posthume, le casse du siècle.
Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman (Bel., Fr., 1975, 3 h 18, reprise). En salle le 19 avril.
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